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Le Grand retour, URSS 1945-1946 [1]

 
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Paul



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MessagePosté le: Dim Juil 25, 2010 9:43 pm    Sujet du message: Le Grand retour, URSS 1945-1946 [1] Répondre en citant

Le Grand retour, URSS 1945-1946

Nicolas Werth - http://www.histoire-politique.fr/index.php?numero=03&rub=dossier&item=25

Au cours de la première année qui suivit la Victoire dans la Grande Guerre Patriotique, près de trente millions de Soviétiques – évacués civils, militaires démobilisés, prisonniers de guerre et Ostarbeiter rapatriés – tentèrent de retourner chez eux, de retrouver le rythme d’une vie en temps de paix, un emploi, un logement, une vie de famille. Gares transformées en véritables campements de nomades, trains (y compris de marchandises) pris d’assaut, véhicules militaires reconvertis en camions de déménagement – les premières images de l’URSS en paix sont d’abord celles d’un immense exode, celui du « Grand retour ». Si tous les pays belligérants furent confrontés à cette expérience, forte sur le plan individuel (pour les combattants, le passage de l’état de guerre à l’état de paix est un véritable problème de reconstruction identitaire) mais aussi cruciale pour les autorités (l’Etat doit gérer d’immenses flux de population en mouvement, maintenir l’ordre et la maîtrise de la gestion des contingents de main d’œuvre pour la reconstruction économique), en URSS ces problèmes prirent un relief particulier pour au moins deux raisons :

1 - l’ampleur des masses humaines en jeu ;
2 - le rapport pathologique au monde extérieur, l’obsession de la « contamination par les influences étrangères » des quelques douze à treize millions de Soviétiques, militaires et civils qui, pour la première fois de leur vie, étaient sortis de leur pays.


Le retour des prisonniers de guerre et des rapatriés

Les prisonniers de guerre et les rapatriés civils connurent un sort particulièrement difficile, après avoir enduré déjà de terribles épreuves en captivité ou au travail forcé chez l’ennemi. Après l’Holocauste, le traitement inhumain des prisonniers de guerre soviétiques constitue sans doute la page la plus criminelle de la barbarie nazie. Sur les quelques 5.400.000 combattants capturés, au cours de la guerre, par la Wehrmacht, à peine 1.600.000 (soit moins de 30%) survécurent et revinrent en URSS. De leur côté, les plus hautes autorités politiques et militaires soviétiques édictèrent des directives d’une dureté sans précédent vis-à-vis des combattants soviétiques faits prisonniers par l’ennemi ou lui opposant une résistance jugée insuffisante.

Ainsi, le tristement célèbre ordre n° 270 du 16 août 1941, signé par Staline, Molotov et les cinq plus hauts commandants de l’Armée soviétique, stipulait que tout officier ou responsable politique fait prisonnier serait considéré comme un déserteur passible d’exécution immédiate. Les membres de la famille de ces « déserteurs » devaient être immédiatement arrêtés ; quant aux membres de la famille des simples soldats capturés par l’ennemi, ils seraient rayés de toutes les listes d’ayants droit à une aide de l’Etat. En décembre 1941, le Comité d’Etat à la Défense mit en place un système de camps spéciaux dits de « filtration et de contrôle » pour les « ex-militaires de l’Armée rouge échappés de captivité ou ayant rompu l’encerclement de l’ennemi ». De manière significative, ces camps étaient gérés par le même service qui s’occupait des prisonniers des Puissances en guerre avec l’URSS.

Avec l’avancée des troupes soviétiques, la question des prisonniers de guerre soviétiques libérés – de plus en plus nombreux – prit, fin 1944, une nouvelle acuité. Mais il fallait également régler la question du rapatriement de tous les civils soviétiques [très majoritairement Ukrainiens] déportés vers l’Allemagne et les territoires annexés par le IIIe Reich (Ostarbeiter), au nombre de quatre millions environ, ainsi que des civils ayant fui, pour diverses raisons, l’avancée de l’Armée rouge (environ un million).

En octobre 1944, le gouvernement soviétique mit en place une Commission du rapatriement, dont la direction fut confiée au général Golikov. Celui-ci donna à l’agence TASS, le 11 novembre, une interview très largement diffusée y compris par les Alliés, dans laquelle il affirmait notamment : « Tous les citoyens soviétiques tombés dans l’esclavage fasciste seront accueillis par leur Patrie comme des enfants (…) et leurs fautes effacées à condition qu’ils s’engagent à travailler de tout cœur à la reconstruction de leur pays ». Les Soviétiques négocièrent habilement, quelques semaines plus tard, un accord de rapatriement ratifié à Yalta, le 11 février 1945, par la Grande-Bretagne et les USA (et quelques mois plus tard, par la France), aux termes duquel les Alliés s’engageaient à livrer à l’URSS tous les ressortissants soviétiques, civils et militaires, présents sur leur territoire ou le territoire d’occupation qu’ils contrôleraient, indépendamment du désir exprimé par ces Soviétiques de retourner ou non dans leur pays.

Fortes de cet accord, les autorités soviétiques renforcèrent considérablement leur réseau de camps de « filtration et de contrôle » par lesquels devaient passer tous les rapatriés militaires et civils. De cinquante-sept fin avril 1945, le nombre de ces camps passa à cent cinquante en juin, après que le gouvernement soviétique eut décidé, trois jours après la victoire, de mettre en place une centaine de nouveaux camps d’une capacité de dix mille places chacun. D’avril 1945 à février 1946, plus de cinq millions de Soviétiques, civils et militaires, passèrent par les camps de « filtration et de contrôle » mis en place par le NKVD dans les zones frontalières occidentales de l’URSS. En moyenne, leur passage par ces camps dura un peu plus de deux mois. 70% d’entre eux revenaient d’Allemagne, mais 30% d’une dizaine de pays alliés du Reich ou occupés (Autriche, Roumanie, Bulgarie, Hongrie, Pologne, Tchécoslovaquie, Finlande, mais aussi France). Plus de la moitié des rapatriés civils et militaires, « récupérés » par les troupes britanniques, américaines ou françaises dans une zone d’occupation occidentale, furent remis aux Soviétiques en application des accords de rapatriement du 11 février 1945.

Sur les 4.200.000 rapatriés – 2.600.000 civils et 1.600.000 prisonniers de guerre – pour lesquels on dispose d’informations fiables concernant leur sort ultérieur, 2.428.000 (soit 58% du total ou encore 75% des civils rapatriés, mais seulement 18% des ex-prisonniers de guerre soviétiques) furent autorisés à regagner leurs foyers, après une « vérification positive ». 801.000 (soit 19% du total, ou encore 5% des civils rapatriés, mais 43% des prisonniers de guerre) furent versés dans l’armée et affectés principalement à des tâches de reconstruction pour une durée de trois ans. 608.000 (soit 16% du total, ou encore 23% des prisonniers de guerre et 12% des civils contrôlés) furent envoyés pour une durée de cinq ans dans des « bataillons de reconstruction » du ministère de la Défense, au régime particulièrement dur qui ne se distinguait guère du régime de travail forcé auquel étaient soumis les quelque deux millions de prisonniers de guerre allemands, japonais, roumains ou italiens retenus en URSS (certains jusqu’en 1948-1949).

Les rapatriés affectés aux « bataillons de reconstruction », convoyés jusqu’à leur lieu d’affectation par convois ferroviaires spéciaux du NKVD, étaient « mis à disposition » des combinats économiques chargés tout particulièrement de la remise en état des mines du Donbass et du Kouzbass, une tâche prioritaire du Plan de reconstruction du pays. Logés à part des autres travailleurs dans des zones jusqu’alors réservées aux « déplacés spéciaux », ces « mobilisés du travail » occupaient une place spécifique sur l’échelle, de plus en plus complexe, des statuts d’exclusion. A la différence des « déplacés spéciaux », ils n’étaient ni privés de leurs droits civiques, ni obligés de pointer régulièrement à la police. Comme l’immense majorité des travailleurs « ordinaires », ils ne pouvaient pas quitter leur travail sous peine de se retrouver en camp. Mais leur journée de travail était plus longue, leur norme de ravitaillement inférieure, de même que la « surface » qui leur était allouée dans les baraquements.

Enfin, un dernier contingent de 360.000 personnes (dont 250.000 ex-prisonniers de guerre soviétiques et 110.000 civils), soit environ 7% du total des rapatriés furent, à l’issue de leur « filtration », condamnés à une peine de camp ou de relégation. Parmi eux, les deux-tiers environ furent condamnés comme « Vlassoviens » à six ans de relégation avec le statut de « déplacés spéciaux » et assignation à des travaux particulièrement durs dans le Grand Nord (mines de charbon de Vorkouta, de nickel de Norilsk). Le qualificatif infâmant de « Vlassovien » était en réalité appliqué non seulement aux Soviétiques s’étant effectivement engagés dans les unités de « l’armée Vlassov » (qui ne compta jamais plus de 40 à 50.000 combattants), mais à un grand nombre de citoyens soviétiques ayant servi dans l’administration des zones occupées ou comme auxiliaires (Hilfwillige, ou Hiwi en abrégé) dans la Wehrmacht. Un dernier tiers fut condamné pour « trahison de la Patrie » à de lourdes peines de camp (dix à vingt-cinq ans de travaux forcés). On notera que les officiers soviétiques faits prisonniers furent traités plus durement que les sous-officiers et les simples soldats.

Ce traitement différencié, le plus souvent très arbitraire, des diverses catégories de rapatriés répondait à plusieurs logiques : une logique répressive, qui visait à « extraire » les « éléments douteux » soupçonnés d’avoir, d’une manière ou d’une autre, collaboré avec l’occupant ; mais aussi une logique strictement économique : il s’agissait de disposer de contingents solidement encadrés de main d’œuvre forcée pour mettre en œuvre la reconstruction à un moment où les masses de travailleurs évacués durant la guerre et soumis à des conditions de travail militarisées étaient en passe d’être « démobilisées ».

Dans le cadre limité de cet article, nous n’avons guère la place de développer ici la question de l’accueil réservé aux rapatriés retournés dans leurs foyers fin 1945-début 1946. Les autorités locales, comme en témoignent les nombreux rapports « sur l’état d’esprit politique et la réintégration socio-professionnelle des rapatriés », ne cachaient pas leur inquiétude face à « l’influence néfaste » que ne manqueraient pas, selon elles, d’exercer les rapatriés. « Il va nous falloir redoubler de vigilance, expliquait ainsi, en juillet 1945, le secrétaire régional de l’obkom (comité du parti communiste de l’oblast) de Briansk, lors d’une réunion plénière des organes dirigeants du Parti, car l’influence néfaste bourgeoise va s’infiltrer avec une force sans précédent à travers les rapatriés qui ont été dans les pays capitalistes. Indéniablement, mal armés politiquement, un nombre important d’entre eux, et notamment les femmes déportées en Allemagne, ont été contaminés durant leur présence sur le sol bourgeois par des influences bourgeoises ou petites-bourgeoises. Ils risquent donc de mener insidieusement une propagande hostile, faire l’éloge de l’économie capitaliste, des fermes prussiennes, du niveau de vie occidental ou de la démocratie bourgeoise ». A lire les rapports confidentiels, ces « influences néfastes » n’allaient cependant guère au-delà de propos assez convenus sur les « pomesciki (propriétaires terriens du temps du servage) prussiens » où le travail forcé « n’était pas pire qu’au kolkhoze », les « routes asphaltées jusque dans les hameaux les plus reculés », les « grasses Holshtein, qui donnent dix fois plus de lait que nos misérables vaches collectives » ou sur la « folie d’Hitler – pourquoi diable nous a-t-il envahis, il n’y avait rien à prendre chez nous, eux ils avaient déjà tout ! » Ces propos étaient toutefois largement contrebalancés, reconnaissaient les auteurs des rapports sur « l’esprit public », par des « descriptions sans fard de l’esclavage et de la barbarie nazie ». Les rapatriés autorisés à revenir chez eux furent-ils victimes de discriminations ? Selon Pavel Polian, l’un des rares historiens à avoir étudié cette question, les rapatriés revenus au village, qu’ils aient été Ostarbeiter ou prisonniers de guerre, furent accueillis, par leurs concitoyens (y compris par l’administration locale) avec sympathie et commisération. Les campagnes avaient tant souffert, depuis le début des années 1930, tant d’hommes et de femmes avaient connu une fin tragique, que le retour, presque miraculeux, de rescapés n’appelait aucune rancœur ou méfiance. Dans les villes, au contraire, où régnait l’anonymat et où le nouveau venu était souvent ressenti comme un nouvel « ayant droit » (aux petits privilèges, soigneusement normés, dont bénéficiaient les citadins par rapport aux masses rurales), les rapatriés se heurtèrent durablement à diverses discriminations : à l’embauche, à la promotion professionnelle, au logement.


Par rapport aux autres pays « en sortie de guerre » au lendemain du second conflit mondial, l’URSS, loin de procéder à une « démobilisation culturelle », se lança, au contraire, dans une très forte « remobilisation idéologique », pointant dans les alliés d’hier les ennemis de demain. Non sans succès, tant la société soviétique avait été profondément traumatisée par la guerre d’une violence inouïe qu’elle venait de subir. Cette hantise de la guerre, à la hauteur du traumatisme qu’avait été la Grande guerre patriotique, allait être durablement instrumentalisée pour « faire passer » des mesures d’austérité, ainsi qu’un certain nombre de grands choix économiques en faveur du développement du « complexe militaro-industriel ». Cette politique présentait un autre avantage de taille : maintenir la population dans des conditions d’existence matérielle si précaires qu’elles épuisent et découragent toutes les aspirations au changement nées dans les épreuves de la guerre. Une guerre rapidement entrée dans une phase de commémoration, d’héroïsation, de reconstruction mythique, avec ses silences et ses occultations, sa geste épique, réécrite « sous l’angle du Parti et de son guide, le cam. Staline ». Parmi les « pages blanches » de cette guerre réécrite, figuraient notamment l’extermination des Juifs soviétiques, la spécificité de l’Holocauste, mais aussi le syndrome de la « victoire volée » et le retour des prisonniers de guerre soviétiques et des rapatriés. Le rôle que jouèrent dans cette occultation les principaux acteurs, c’est-à-dire les anciens combattants eux-mêmes, reste une question encore largement inexplorée.
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Paul



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MessagePosté le: Dim Juil 25, 2010 9:56 pm    Sujet du message: Répondre en citant

Le Grand retour, URSS 1945-1946 [2]
Nicolas Werth

Le retour des anciens combattants

La démobilisation de quelque douze millions de combattants fut aussi un très long processus, qui s’étala sur près de trois ans. Furent en priorité démobilisés ceux qui avaient été appelés dès l’été 1941. Leur retour à la vie civile, notamment pour les plus jeunes qui n’avaient pas eu le temps d’acquérir, avant leur conscription, une expérience de travail, fut difficile. Pour ceux-ci, les autorités lancèrent une vaste campagne de promotion en favorisant leur accès à l’enseignement supérieur ou spécialisé : plus de 300.000 jeunes « anciens combattants » entrèrent à l’université ou dans un établissement professionnel supérieur à la rentrée de 1945 par le biais d’une filière réservée.

Pour les combattants plus âgés, le principal souci des autorités était qu’ils retrouvent le plus rapidement possible un travail, facteur essentiel de resocialisation et de reconstruction identitaire. En réalité, la réintégration des démobilisés dans le monde du travail fut souvent assez longue : début 1946, près d’un tiers des anciens combattants rendus à la vie civile depuis plus de six mois ne travaillait toujours pas. Dans certaines régions, ce pourcentage était beaucoup plus élevé : 52% dans la région d’Irkoutsk, et jusqu’à 64% dans celle d’Astrakhan. De nombreux démobilisés tentaient de profiter du retour pour obtenir un travail plus attractif en ville et éviter de retourner au village.

On estime à cinq ou six millions le nombre d’anciens combattants issus des campagnes qui ne revinrent pas travailler au kolkhoze, aggravant ainsi le manque terrible d’hommes dans les villages (environ 70% des dix millions de militaires tués ou disparus au combat durant la guerre étaient issus des campagnes). Parmi ceux qui revinrent, les voies de promotion à un poste de responsabilité dans l’administration locale (soviet, kolkhoze) étaient assez ouvertes, étant donné le nombre de postes vacants après la saignée de la guerre. Un grand nombre de sous-officiers, mais aussi de partisans qui s’étaient imposés comme chefs de détachement, furent promus dans les appareils locaux.

L’inactivité, des mois durant, d’un nombre considérable d’anciens combattants, leur grande mobilité, à la recherche d’un emploi mieux rémunéré ou moins pénible, étaient souvent perçues par les autorités, soucieuses de stabiliser au plus vite les immenses migrations générées par la guerre, comme une source de nombreux « phénomènes négatifs », au premier plan desquels figurait une montée de la délinquance.

Le lien entre celle-ci (et tout particulièrement la forte progression de certains crimes tels que les vols à main armée, le banditisme ou les homicides, deux fois plus nombreux en 1945-1946 qu’en 1940) et la difficulté pour certains combattants de retrouver une vie normée, de se déprendre de la violence de guerre, n’est cependant pas facile à établir avec certitude.

Le seul échantillon sur lequel on dispose de données plus précises est celui des militaires encasernés, soumis à la longue attente d’une démobilisation indéfiniment repoussée. A en juger d’après les nombreux rapports adressés à Staline et à Molotov en 1945-1946 par le ministère de l’Intérieur, la criminalité des militaires encasernés ou en cours de démobilisation semble avoir atteint un niveau alarmant : ainsi, en Biélorussie, 60% des attaques à main armée et des actes de banditisme recensés au cours de la seconde moitié de l’année 1945 étaient le fait de militaires ; en Moldavie, 46% ; dans les provinces de l’Extrême-orient soviétique, 42%.

Il faut se garder cependant de surestimer la dimension pathologique de cette « brutalisation » des anciens combattants. Il est indéniable que le retour à la vie civile après une guerre prolongée de la violence de celle que connut le front Est s’est accompagné de nombreuses difficultés psychologiques, de mal-être, voire de traumatismes plus profonds. Restituer ces histoires individuelles reste, dans le cas soviétique comme partout ailleurs, particulièrement délicat. Cette démarche impose l’exploitation de sources spécifiques (correspondances, journaux intimes) et le risque de surévaluer la dimension pathologique du retour n’est pas négligeable, car il ne fait pas de doute que la plupart des démobilisés aspiraient avant tout à se replier enfin sur la sphère privée, qui ne laisse que très peu de traces, de sources pour l’historien.

Parmi les sources les plus intéressantes pour appréhender certains aspects du retour des anciens combattants figurent les nombreuses lettres envoyées par ceux-ci aux principaux dirigeants du pays. « Depuis la fin de la guerre, on note dans les lettres, les pétitions et les démarches, des revendications de plus en plus pressantes. Les plaignants considèrent que maintenant que la guerre s’est achevée victorieusement, les besoins innombrables de la population peuvent et doivent être immédiatement satisfaits ». Ainsi, l’un des responsables du secrétariat du Praesidium du Soviet suprême de l’URSS concluait-il, début 1946, son rapport annuel d’activité.

Jamais les Soviétiques n’avaient autant écrit aux autorités, autant revendiqué que dans cet immédiat après-guerre. En 1946, les seuls services du secrétariat du Praesidium du Soviet suprême recensèrent plus de 324 000 demandes (par lettre, pétition ou démarchage), soit cinq fois plus qu’en 1940 ! C’était sans compter les centaines de milliers de lettres envoyées à Staline, Molotov et autres « sommités » du Parti et de l’Etat. L’immense majorité des demandes émanaient d’anciens combattants, pour lesquels l’expérience du combattant devait désormais être prise en compte comme la nouvelle et principale source de légitimité, et qui furent, dans leur immense majorité, dès leur retour à la vie civile, confrontés à d’immenses difficultés matérielles.

Début 1946, on comptait en URSS près de vingt-cinq millions de sans-abri. Mais même pour ceux qui avaient retrouvé un toit, le quotidien était marqué par une insondable misère matérielle génératrice de privations et de frustrations.

Plusieurs études récentes sur la société soviétique d’après-guerre ont montré le fort potentiel de revendication, s’exprimant à travers un étonnant franc-parler porté tout particulièrement par les anciens combattants. Rappelons que les années de guerre avaient été marquées, dans l’armée combattante, par une remarquable liberté de propos, une nouvelle manière de communiquer et de s’informer, le recul de la peur du mouchard, à son apogée à la fin des années 1930. Certes, Staline jouissait, parmi les frontoviki (anciens combattants), d’un immense prestige. La guerre – et surtout la victoire – furent assurément « productrices de consensus », et le culte de Staline, identifié à la Patrie, gagna même les combattants issus des campagnes où la haine du système kolkhozien et des bureaucrates communistes locaux était restée vive depuis le choc de la collectivisation forcée. Incontestablement, le régime bénéficiait, en 1945, d’un support populaire beaucoup plus fort qu’avant-guerre.

La société – et les anciens combattants en premier lieu - était-elle prête, pour autant, à accepter un retour au statu quo ante bellum ? « Le passé ne peut pas se répéter, ne peut revenir. Le peuple a trop souffert. Quelque chose doit se passer », notait, le jour de la Victoire, Ilya Ehrenbourg dans son Journal. Les frontoviki issus des milieux ouvriers espéraient que les « lois scélérates » de 1940-1941 criminalisant les relations de travail seraient abolies, les anciens combattants venus de l’intelligentsia que les « espaces de respiration » acquis durant la guerre seraient sauvegardés ; quant aux frontoviki issus du milieu paysan, ils comptaient bien que les kolkhozes honnis seraient dissous.

En témoigne l’extraordinaire vague de rumeurs relevées durant l’été 1945 dans un grand nombre de provinces (Pskov, Penza, Voronej, Koursk, Rostov sur le Don, Stavropol) distantes de plusieurs centaines, voire de plus de mille kilomètres, selon lesquelles les kolkhozes allaient être liquidés : « A la conférence de San Francisco, les Américains ont proposé à Molotov d’abandonner le bolchevisme et les kolkhozes. Il a accepté de laisser tomber les kolkhozes, mais il n’a pas voulu abandonner le bolchevisme, c’est pourquoi l’Amérique va déclarer la guerre à la Russie », disait-on dans la province de Voronej, tandis que dans la province de Koursk, les paysans démobilisés affirmaient que « Joukov a promis que pour nous récompenser de la prise de Berlin, il obtiendrait de Staline qu’on abolisse les kolkhozes ». Ces rumeurs témoignaient de la permanence du traumatisme lié à l’imposition du « second servage » (c’est ainsi que nombre de paysans qualifiaient la collectivisation forcée) ; elles révélaient aussi, à travers les récits des démobilisés et les « choses entendues » à la radio, l’irruption chaotique du monde extérieur dans les campagnes les plus reculées. Les autorités étaient promptes à mettre ces rumeurs sur le compte des « influences étrangères » qui auraient contaminé une partie des quelque douze à treize millions de Soviétiques (sept à huit millions de combattants et cinq millions de civils contraints au travail forcé en Allemagne ou ayant fui vers l’ouest l’avancée de l’Armée rouge) sortis d’URSS pour la première fois de leur vie.

Comme l’ont unanimement rapporté tous les mémorialistes de la Grande guerre patriotique et comme en témoignent les lettres de combattants interceptées par la censure militaire, la découverte, par le soldat de l’Armée rouge, de la « civilisation européenne », des routes asphaltées et des maisons de la Prusse orientale, fut un choc considérable – et une préoccupation majeure pour les départements politiques de l’armée. Les innombrables problèmes auxquels étaient confrontés les anciens combattants dans leur réinsertion à la vie civile rendaient cependant peu probable le phénomène du « néo-décembrisme » (allusion aux officiers décembristes qui complotèrent pour renverser le tsarisme après les guerres napoléonnienne au début du XIXe siècle) redouté, semble-t-il, par un certain nombre de responsables politiques. En réalité, les aspirations, les espoirs et les frustrations des anciens combattants se posaient plutôt en termes d’« économie morale de la reconnaissance » et se résumaient, le plus souvent, par cette simple question présente dans les innombrables lettres et pétitions adressées aux principaux dirigeants du pays dans l’immédiat après-guerre : « N’avons-nous pas conquis, pour nous et nos enfants, le droit de vivre mieux ? »

Cette interrogation alimentait ce que deux historiens russes ont appelé le « syndrome de la victoire volée » - un sentiment de frustration éprouvé, dans l’immédiat après-guerre, par de larges fractions de la société soviétique, persuadées que la victoire, leur victoire, apporterait des changements, et rapidement déçus dans leurs attentes par un régime soucieux de gérer sa victoire, de remettre la société au travail de reconstruction du pays, de revenir au modèle de développement économique d’avant-guerre, centré sur le développement du secteur militaro-industriel aux dépens des besoins de consommation des citoyens soviétiques, de mettre fin à un certain nombre de « dérives libérales » (ou tout simplement décentralisatrices) tolérées durant la guerre.
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