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Defense littérature ukrainienne par M. Drahomanov - 1878

 
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Paul



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MessagePosté le: Jeu Juil 03, 2008 11:11 am    Sujet du message: Defense littérature ukrainienne par M. Drahomanov - 1878 Répondre en citant

Première publication : Michel Dragomanow.
La littérature oukraïnienne proscrite par le gouvernement russe.
Rapport présenté au Congrès littéraire de Paris en 1878. Genève.


http://membres.lycos.fr/mazepa99/EXLIBRIS/drag-ml.gif
http://en.wikipedia.org/wiki/Mykhailo_Drahomanov
http://www.ukrop.com/ua/encyclopaedia/100names/6149.html

Messieurs,

Parmi les questions proposées à la discussion du Congrès, celle qui regarde la situation dans laquelle se trouvent actuellement les hommes de lettre des différents pays, ainsi que la discussion des mesures à prendre pour l'améliorer, ont, comme de juste, trouvé leur place dans le programme soumis à vos délibérations. C'est pourquoi je me permets d'attirer votre attention sur la situation exceptionnelle faite aux écrivains de tout un peuple, représentants d'une littérature qui a sa mission à remplir dans le développement de la civilisation européenne.

Je veux parler d'une des branches importantes de la littérature slave. Je veux faire connaître au Congrès de Paris la situation faite, en Russie, à la littérature Oukraïnienne, Ruthène ou Petite Russienne, proscrite, persécutée par le gouvernement d'un des plus grands États du monde.

Les membres du Congrès auront peut-être quelque peine à croire que toute une littérature a été proscrite en Europe.


Sa Majesté impériale, ce 18/30 mai, a souverainement daigné ordonner :

1. L'introduction dans les domaines de l'Empire de n'importe quels livres et brochures, publiés à l'étranger en langue petite-russienne, ne pourra être permise que sur une autorisation spéciale délivrée par la Direction supérieure des affaires de la presse, siégeant à Saint-Pétersbourg.

2 . Est interdite dans toute l'étendue de l'Empire l'impression en langue petite-russienne d'ouvrages originaux ou traduits. Sont exceptés : a) les documents historiques ; b) les œuvres de belles-lettres. 1° Mais à condition de conserver intacte l'orthographe des documents historiques ; 2° à condition de ne pas tolérer le moindre changement dans l'orthographe généralement acceptée [C'est comme si on n'autorisait la publication des œuvres écrites en provençal qu'avec l'orthographe française.] ; 3° à condition que tous les manuscrits seront soumis à la censure préalable de la Direction supérieur des affaires de la presse.

3. Sont interdites également toutes les représentation théâtrales, toute déclamation en langue petite-russienne, ainsi que l'impression en petit-russien de texte pour les compositions musicales.

Signé : le Chef de la Direction supérieur des affaires de la presse.
GRIGORIEFF
(Professeur de l'Université.)



Cette ordonnance fut immédiatement mise à exécution : au mois d'août 1876, le gouvernement chrétien de la " sainte " Russie frappa d'interdiction les traductions dans la langue proscrite, des évangiles de Mathieu, Marc, Luc et Jean, imprimés à Vienne. Quant aux ouvrages oukraïniens qu'on se proposait de faire paraître en Russie, nous pourrions citer une liste de manuscrits dont l'impression fut interdite par la censure pétersbourgeoise. Entre autres elle a défendu la publication d'une Anthologie de poésies oukraïniennes, qui avaient déjà paru longtemps avant cet oukase, ainsi que des traductions de poètes grands-russiens, tels que Lermontoff, Nekrassoff et autres.

D'après le témoignage du " Kiewlianine ", journal officiel (1876, N° 147), à Kiew, centre de l'Oukraïne, troisième ville de l'Empire par son activité intellectuelle et littéraire, le nombre de livres qu'on publiait en petit-russien, s'élevait avant l'oukase que nous venons de reproduire, à 23 % de ceux publiés dans cette ville. Après l'ordonnance on y a vu paraître deux brochures insignifiantes. Le gouvernement voulait sans doute donner sans risque une preuve de tolérance hypocrite ; il cherchait à tromper le public qui ne pouvait certainement pas accepter sans murmure l'interdiction de toute une littérature.

Avant d'aller plus loin, quelques mots sur le peuple de l'Oukraïne me paraissent indispensables.

On désigne sous le nom d'Oukraïniens, de Ruthènes, Petits-Russiens ou Russes Méridionaux, une nation de race slave qui habite le pays compris entre les parties supérieures de la Tissa, à l'ouest des Carpathes en Hongrie, jusqu'aux sources du Don, en Russie ; depuis le Niémen, en Russie, jusqu'aux bords de la mer Noire. Ce territoire, plus grand que la France, contient 13,500 milles géographiques carrés.

D'après les données statistiques de source officielle, la population oukraïnienne s'élève en Russie à 14 millions et demi, en Autriche-Hongrie à 3 millions, dont en Galicie 2,312,000, ce qui forme un total de 17,500,000 Oukraïniens.

Le sol habité par ce peuple est l’un des plus fertiles de toute l'Europe orientale. La nation elle-même est l'une des mieux douées parmi les peuples slaves. Tous les observateurs sont d'accord pour affirmer ce que nous avançons ; tous, ils reconnaissent au peuple oukraïnien, ainsi qu'à la langue parlée par lui, une originalité bien marquée.

Dans le courant des discussions qui surgirent à ce sujet, on se demandait seulement si cette originalité était de nature à élever le peuple oukraïnien au rang d'une nation à part, se rattachant à la race slave comme par exemple la nationalité scandinave se rattache à la race germanique ; ou bien s'il ne formait pas plutôt une branche se rattachant aux Russes Moscovites comme les Flamands se rattachent aux Allemands.

La majorité des linguistes sérieux de tous les pays slaves, le moscovite Lawrowsky et beaucoup d'autres. M. Dal n'a pas cru devoir mentionner dans son " Dictionnaire expliqué de la langue grande-russienne " les mots petits-russiens, ce qu'il ferait sans doute s'il considérait cette langue comme un simple patois de la langue moscovite.

Le linguiste moscovite, M. Bouslaïeff, fait observer que " l'idiôme petit-russien se distingue du grand-russien par l'indépendance de ses formes étymologiques dans les déclinaisons et dans les conjugaisons, formes plus anciennes que celles de l'idiôme grand-russien. " (Chrest histor. de la langue russe.)

Le poète allemand Bodenschtedt, ce connaisseur profond de la littérature russe, traducteur de Pouchkine, de Lermontoff et des chants populaires de l'Oukraïne [Die Poetische Ukraine. 1845.], nous dit que " la langue petite-russienne est la plus harmonieuse parmi toutes les langues slaves et possède une grande flexibilité musicale. "

" La langue des Oukraïniens, qui demeurent au centre même du monde slave, dit M. Loukich [Slawische Blaetter. I. 6. 294.], se rapproche la plus de la langue grande-russienne, mais elle est compréhensible pour tous les slaves. C'est une langue harmonieuse, gracieuse, et qui se distingue dans la famille des langues slaves par ce fait qu'elle s'adapte facilement à la musique. "

L'originalité de la langue parlée dans l'Oukraïne se trouve d'ailleurs incontestablement prouvé par le fait suivant. Pour rendre les oeuvres oukraïniennes intelligibles aux Russes, il faut les traduire en russe. Pour cette raison, M. Guerbel, éditeur d'une anthologie de poésies russes et slaves, ne donne les chants de l'Oukraïne que traduits en langue moscovite. Le célèbre Tourguéneff a fait connaître les récits populaires de Marco-Wowtchok, qui reproduit les moeurs de l'Oukraïne, en les traduisant en grand-russien. Il ne pouvait en être autrement, car le public russe qui ne connaît que la langue russe officielle et littéraire, provenant principalement de l'idiome moscovite, ne comprend pas la langue oukraïnienne.

D'autre part, et cela se devine de soi-même, les Petits-Russiens ne comprennent pas la langue officielle de l'Empire, d'où cette conséquence que leur instruction, leur développement intellectuel se trouvent absolument entravés, supprimés par le fait de l'exclusion de leur langue et de leur littérature. L'oukase que nous avons rapporté plus haut a donc frappé de mort la civilisation de tout un peuple de 14,500,000 Oukraïniens.

On peut dire d'avance, qu'un peuple habitant un pays à part, un peuple qui a conservé à un tel degré l'originalité de sa langue et sa nationalité, devait avoir une histoire également originale.

Il y a longtemps que le peuple n'a plus son indépendance nationale, mais sa longue histoire n'en est pas moins glorieuse. Aux XIVe et XVe siècles, les Oukraïniens étaient soumis à la domination politique de la Pologne. Depuis le XVIIe siècle ils sont soumis à celle de la Moscovie. L'histoire de l'Oukraïne est noyée dans celle de ces deux États envahisseurs. Aussi, n'est-elle que très insuffisamment connue du grand public.

Quant à la période antérieure au XIIe siècle, elle nous montre la fédération des libres villes russes, surtout des villes de la Russie méridionale, qui vinrent se grouper autour de Kiew. Cette période de l'histoire oukraïnienne est ordinairement confisquée par les historiens au profit de l'Empire des Tzars, tandis que ce dernier descend plus directement de la principauté de Moscou, beaucoup plus récente, car elle ne date que de 1328. Du reste, les institutions moscovites, despotiques et aristocratiques, développées sous l'influence des Tartares, n'ont presque rien de commun avec celles des principautés libres de la Russie tant méridionale que septentrionale, du XIe au XIIIe siècle. Il faut remarquer en outre, que l'histoire de la Kiowie antique se rattache directement à l'Oukraïne cosaque tant par le lieu de l'action et la race des acteurs, que par ses institutions républicaines.

Aux IXe et Xe siècles de l'ère chrétienne, les écrivains Byzantins et Arabes trouvent dans l'Oukraïne actuelle, sur les bords du Dnieper et du Dniester, sur les bords de la mer Noire et de la mer et de la mer d'Azow, un peuple qui portait le nom de Russes. Il possédait déjà à cette époque beaucoup de ville, avec une population agricole dont la minorité formait une classe semi-commerçante, semi-militaire. Chefs des libres milices, des droujines (amis, camarades) militaires, les princes de ce peuple furent plus ou moins électifs.

Depuis le Xe siècle la dynastie des princes de la Kiowie, cette Russie par excellence, commence à dominer sur les peuplades du midi, ainsi que sur celles qui habitaient au nord et à l'est de Kiew. Le christianisme adopté par Wladimir (988), vint consolider la dynastie et affermir les liens fédératifs qui unissaient ses divers membres dispersés de plus en plus dans les nombreuses principautés de la Russie.

Le pouvoir du prince fut partout limité par le Vetché [Du mot vechtchati, parler.] assemblée populaire, et modéré par la Conseil de la droujina.

Cet ordre de choses resta intact jusqu'à l'invasion des Tartares. Les principautés se formaient peu à peu en groupes correspondants aux trois nationalités russes : le groupe Kiewo-Galicien embrassa le territoire du peuple oukraïnien ; le groupe de Polotzk, celui de la Russie blanche ; le groupe de Riazane-Wladimir, avec Novgorod dont l'indépendance est plus prononcée que celle des autres ville, vint s'installer parmi le peuple grand-russien ou moscovite, mêlé à diverses peuplades finnoises.

L'invasion des Tartares eut lieu en 1238-1240. Le pouvoir suprême des hordes envahissantes résidait dans les mains des Khans qui avaient besoin d'intermédiaires entre eux et les peuples soumis. Aussi, soutinrent-ils partout les privilèges des princes contres les droits du Vetché, en même temps que les prérogatives des grands-ducs contre les droits des princes et les villes qui gravitaient pour ainsi dire autour des centres.

C'est ainsi que les Tartares soutenaient les princes de Wladimir (sur la Kliasma, affluent de l'Oka) et plus tard ce furent les princes de Moscou qui jouissent spécialement des faveurs des Khans. Les princes du groupe Kiewo-Galicien, qui témoignaient moins de facilité à se soumettre à la volonté du terrible envahisseur, succombèrent souvent sous les coups de sa colère.

Depuis ce temps, la Russie du Nord-Est commença à s'appeler la Grande-Russie, tandis que les régions méridionales recevaient le nom de Petite-Russie.

Les principautés groupées autour de Plotzk, ne furent pas atteintes par l'envahisseur, et c'est pour cette raison peut-être qu'elles reçurent le nom de Russie-Blanche. C'était la seule Russie libre de l'époque. Peu à peu, elle s'unit cependant à la Lithuanie et se soumit à ses princes, depuis longtemps liés avec ceux de Polotzk.

Affaiblie par la lutte contre les Tartares, la Petite-Russie vit son territoire se rétrécir de plus en plus, surtout après l'extinction de la dynastie de Galitch. Vers le milieu du XIVe siècle la Pologne s'était emparée de la Galicie. En même temps la Moldavie parvint à dominer sur la Boukovine et sur une partie de la Podolie. Le reste des Oukraïniens tomba sous la domination des princes Litho-Biélorussiens, de la dynastie de Guédimine. Ces princes occupèrent Kiew et se donnèrent le titre de Grand-Duc de Lithuanie et de Russie.

L'unité nationale de l'Oukraïne se rétablit alors à peu près, mais non plus sous la forme fédérative ; elle était devenue féodale. Le pays cependant y trouva cet avantage d'être délivré des Tartares un siècle avant la Russie moscovite et de s'étendre de nouveau jusqu'aux bords de la mer Noire qu'il avait perdue déjà au Xe siècle, par suite des incursions des Barbares, avant-coureurs des hordes tartares de Baty-Khan.

A la fin du XVe siècle de nouveaux Barbares, cette fois les Turcs, envahissent le pays. La Russie lithuanienne se voit repoussée des côtes maritimes ; toutes ses villes et bourgades méridionales sont réduites à l'état de ruines.

C'est dans ce moment que toute la partie méridionale de la Lithuanie reçoit définitivement le nom d'Oukraïne (les confins). Les seigneurs féodaux les plus aguerris, les pêcheurs et les pâtres les plus audacieux, les libres Cosaques peuvent seuls braver le danger de vivre dans ce pays, braver tous les périls que présentaient leurs expéditions guerrières et commerciales vers les bords de la mer, vers le bas des fleuves, riches en poissons, en castors et en renards.

La nécessité d'une lutte sans trêve ni merci contre les Turcs maintient l'organisation féodale du pays. La Lithuanie et la Petite-Russie sont amenées forcément à s'unir avec la Pologne. L'aristocratie de ces trois pays parvient à affermir cette union à Lublin en 1569. La dynastie de Guédimine ayant disparu, la Pologne prend la prépondérance dans l'union et le centre de la vie politique se transfère à Varsovie. L'Oukraïne devient de plus en plus une terre-frontière, elle se transforme en confins de l'État polonais. L'aristocratie russienne se polonise jusqu'à embrasser le catholicisme. Le haut clergé lui-même, uni à l'aristocratie par des liens de parenté, cherche à soumettre l'église de Kiew à la suprématie du Pape. (Union de Brest en 1595.)

L'antagonisme entre la vieille aristocratie, reconnue par l'État, et l'élément guerrier-démocratique des Cosaques cherchant à acquérir des droits égaux à ceux de la noblesse ; l'antagonisme entre les aristocrates et la masse des paysans, qu'on réduisait de plus en plus à l'état d'esclaves ; l'union de Brest — telles sont les causes de cette série de révoltes qui remplissent toute l'histoire de l'Oukraïne depuis la fin du XVIe jusqu'à la moitié du XVII " siècle.

La commune fédérative des Cosaques du Dnieper, la Sitcha des Zaporogues [La forteresse palissadée au-delà des cataractes du Dnieper — l'avant-poste de la colonisation cosaque, fondée au milieu du XVIe siècle.] vient se placer naturellement aux avant-postes de toute l'armée des opprimés et des révoltés.

Quels furent les résultats de cette lutte " ? Les Cosaques de l'Oukraïne réussirent à débarrasser presque tout leur pays de l'élément polonais et catholique. Ils entrèrent librement " dans l'union ", ils se mirent " sous la protection de l'État moscovite. "

Par le traité conclu avec Moscou en 1654, Bogdan Chmielnitzky, cet Hetman révolutionnaire " de l'armée des Zaporogues et de toute l'Oukraïne Petite-Russienne ", croyait garantir pour toujours l'intégrité et l'autonomie à sa patrie, assurer toutes les libertés chères aux Cosaques.

Vaines espérances ! Bientôt, en vertu du traité d'Androussow (1667), l'Oukraïne fut partagée entre la Pologne et la Moscovie. C'est la principale artère du territoire, c'est le Dnieper lui-même qui désormais devra servir de frontière aux deux parties de l'Oukraïne violemment séparées. La partie méridionale fut soumise à la Turquie et, en vertu d'une clause spéciale des traités, un " désert éternel " devait séparer les possessions des trois États. Le pays condamné par les diplomates à la désolation, à devenir un désert, fut, notamment la Kiowie, territoire fertile de tout temps et aujourd'hui un des plus peuplés de la Russie. C'était le coup le plus fatal qu'on put porter à l'unité, en même temps qu'à l'indépendance de l'Oukraïne.

Pendant un certain temps, l'autonomie cosaque se maintint dans " le pays des Hetmans " (rive gauche du Dnieper), ainsi que dans " les Terres franches des guerriers fédérés, les Zaporogues. "

A partir de Pierre-le-Grand, les empereurs réussissent à annihiler ces restes de libertés cosaques. En 1765, la terre des Hetmans fut livrée à la domination impériale. En 1775, la Sitcha des Zaporogues elle-même est détruite par ordre de l'impératrice Catherine II.

A mesure que l'autonomie politique de l'Oukraïne disparaissait devant la centralisation impériale, les masses populaires tombaient de plus en plus sous le joug des aristocraties. Les Starchinas, ces anciens chefs éligibles des Cosaques, sont élevés au rang de nobles de Moscou. Ensuite Pétersbourg envoie toute une légion de propriétaires (poméchtchiks), à l'exploitation desquels il abandonnait avec calcul prémédité le peuple ainsi que les terres fertiles de l'ancien pays des cosaques.

La Sitcha des Zaporogues subit le même sort : elle devient la proie des courtisans de la " grande Impératrice ", elle disparaît entièrement sous la dénomination officielle de Nouvelle Russie que les Potemkine ont trouvé bon de lui donner.

Pierre-le-Grand, Catherine II et son fils, Paul Ier, sont ceux qui ont porté les coups les plus terribles et les plus mortels à ce malheureux pays.

L'Oukraïne orientale, celle de la rive gauche, tombe donc encore une fois sous le joug d'une aristocratie étrangère ; les propriétaires indigènes se séparent et s'isolent de plus en plus de la nation. Autrefois ils prenaient des allures polonaises — pour le moment ils vont se métamorphoser en Moscovites.

Les masses rurales de la rive droite du Dnieper continuaient à subir la domination des magnats polonais. Repeuplées par les Juifs, les villes furent livrées à la rapacité des usuriers israélites.

Vers la fin du XVIIe et le commencement du XVIIIe siècle, tout ce qui restait de Cosaques ne cesse de protester. Ils se révoltent contre cet abominable état de choses et viennent se ranger sous le drapeau de Paliy, ce grand héros des traditions populaires.

A travers tout le XVIIIe siècle, secouru par les audacieux combattants de la Sitcha, secouru par les " Haïdamakes ", (bandits), le paysan ne manque pas une occasion de se révolter, exerçant de terribles vengeances sur les confédérés fanatiques de Bar, sur les propriétaires polonais, ainsi que sur les usuriers juifs qui durent s'enfuir à Oumane en 1768.

L'impératrice Catherine II tendit une main protectrice à l'aristocratie polonaise pour la sauver de " nouveaux Chmielnitsky. "

Les paysans révoltés et les Haïdamaks, trompés par les promesses d'un général de l'Empire, orthodoxe russe, furent envoyés en Sibérie ou livrés aux tortures et à la merci des seigneurs catholiques polonais qui les massacrèrent.

Le pouvoir politique que la Pologne exerçait sur l'Oukraïne de la rive droite fur brisé ; mais les rapports sociaux établis par elle restèrent les mêmes et existent encore à l'heure qu'il est.

A la même époque, la Boukovina, dont la partie septentrionale est entièrement peuplée par les Oukraïniens, conquise au XIVe siècle par la Moldavie, tombée avec elle sous le joug des Turcs au XVIe siècle, fut réunie à l'empire d'Autriche. Les empereurs introduisent dans cette partie de l'Oukraïne leur administration allemande. Il est à mentionner que l'Oukraïne située à l'Est des Karpathes fut soumise déjà au Xe siècle aux Hongrois, qui représentent maintenant l'aristocratie du pays.

En résumant tous ces faits, on voit que l'histoire de l'Oukraïne se caractérise par les aspirations du peuple vers des institutions républicaines et démocratiques. Mais, recevant coups sur coups, il retombe toujours sous la domination des monarchies et des aristocraties étrangères. Si ce peuple n'a pas réussi à réaliser son idéal, cela tient à la situation géographique du pays qui, d'une part se trouvait sur le passage des peuples nomades de l'Asie et, d'autre part, devait en même temps exciter les convoitises des grands États de l'Europe orientale.

Telle est la cause principale de tous les désastres politiques de l'Oukraïne.

Quoiqu'il en soit, l'Oukraïne se trouve actuellement partagée entre l'Austro-Hongrie et la Russie. Elle est soumise à plusieurs aristocraties de races hétérogènes. Mais ses masses populaires n'en gardent pas moins les traditions de leur unité nationale et aspirent toujours à leur indépendance sociale sinon politique.

La nationalité Russe-Oukraïnienne présente à l'heure qu'il est un phénomène curieux. Sa population est d'au moins 17 millions de paysans, auxquels vient se joindre un petit nombre de gens instruits, patriotes conscients et amis du peuple. Cette situation donne un caractère particulier à la littérature actuellement proscrite par le gouvernement russe.

Le plus grand trésor littéraire de l'Oukraïne se trouve dans sa poésie populaire orale. Elle se compose, cette poésie, de traditions, de chants, de récits, de proverbes, gardés par la mémoire des paysans. Sous ce rapport, le peuple, oukraïnien ne le cède à aucun peuple de l'Europe ; sa poésie lyrique est des plus remarquables, tant au point de vue de l'inspiration que de la quantité des oeuvres. La poésie épique de l'Oukraïne et surtout sa poésie historique ne trouvent de rivales que dans les littératures serbe, espagnole, et néo-grecque. Depuis les droujines jusqu'aux événements les plus récents, tels que la révolution de l'aristocratie hongroise (1848), révolution de l'aristocratie polonaise (1863), l'émancipation des serfs en Galicie (1848), l'émancipation des serfs en Russie (1861), tous les principaux moments de l'histoire du pays se reflètent dans la poésie oukraïnienne [Sans compter les anciens recueils, nous nous arrêterons un instant sur les publications éditées seulement dans les vingt dernières années. Il suffit de citer les quatre énormes volumes de chants, recueillis dans l'Oukraïne Austro-Hongroise et classés par le professeur Holovatzky ; les trois volumes de chants de l'Oukraïne du Dnieper, édités par M. Tchoubinsky ; un volume de Toudtchenko, qui a en outre publié deux volumes de récits populaires ; enfin un volume de traditions et récits publié par M. Dragomanow. Les chants historiques sont édités et commentés par MM. Maximovitch, Kostomarow, Koulich, Antonovitch et Dragomanow. Toutes ces éditions forment ensemble un total de 10,000 pages.].

Voilà ce que pense de la poésie populaire de l'Oukraïne le poète allemand Fodensctedt.

" Dans aucun pays, dit-il, l'arbre de la poésie populaire n'a donné des fruits aussi savoureux ; nulle part le génie du peuple ne se sent dans toute sa lucidité vivante comme dans les chants du peuple de l'Oukraïne. Une touchante tristesse unie à des sentiments réellement humains remplit la chanson que le cosaque chante dans les pays de son exil ! Une tendresse accompagnée de force virile empreint ses chants d'amour. Ils se distinguent par la délicatesse en même temps que par la chasteté. On est forcé de reconnaître que celui qui peut chanter des chansons pareilles et y trouver du plaisir ne peut pas se trouver à un degré inférieur de développement intellectuel. Malgré l'originalité des idées, les chants populaires de l'Oukraïne, quant à la forme, se distinguent peu des productions lyriques des pays occidentaux de l'Europe. On y voit régner la femme et, en général, l'histoire de l'Oukraïne se caractérise par plusieurs traits appartenant au monde chevaleresque du moyen-âge. "

Non moins intéressante nous parait l'opinion de M. Bousslaïeff, professeur de Moscou, sur notre poésie épique.

" La poésie petite-russienne est surtout riche en chants historiques ou doumas, qui datent du XVIe et XVIIe siècles. De générations en générations, elles gardent le souvenir des luttes des Cosaques contre les Turcs, les Tartares et les Polonais. Elles chantent les exploits des héros Cosaques et de leurs Hetmans [Le professeur de Moscou ne fait pas mention des chants qui déplorent la ruine de la Sitcha, l'envahissement de ses terres par " les généraux moscovites " et l'asservissement des paysans, tant par la Russie que par la Pologne, que le chant populaire oukraïnien compare aux " nuages noirs. "]. Sous ce rapport, la poésie oukraïnienne présente un complément essentiel de la poésie grande-russienne, beaucoup plus pauvre en traditions historiques. La douma oukraïnienne nous donne l'idée du haut degré que pouvait atteindre la fantaisie d'un peuple, développée et élevée par sa vie historique. " (Cela veut dire par la liberté qui a été enlevée depuis longtemps à la Grande-Russie par les princes de Moscou !)

Par sa " Russie Épique " M. le professeur A. Rambaud a fait connaître au public français quelques poèmes épiques et historiques chantés par les paysans de l'Oukraïne. Quant aux récits prosaïques, voici ce qu'en pense le même auteur.

" Dans ces contes et ces simples récits, dit M. Rambaud, mieux encore que dans les chansons épiques, on peut se faire une idée du caractère petit-russien, de cet esprit tantôt gai et malicieux comme un conte de pope ou de popesse, tantôt sombre comme une histoire de revenant, passionné pour la revendication de la justice et de la liberté contre les seigneurs, attaché aux anciennes superstitions comme à la mémoire des anciens héros, donnant carrière à son imagination vagabonde, s'acharnant volontiers à la poursuite de l'Oiseau de feu ou de Nastassia la Belle, reflétant dans sa variété infinie la fantaisie rêveuse de l'Allemagne, la vivacité piquante des peuples méridionaux, la mélancolie humoristique des Grands-Russes, et, malgré tout, conservant son originalité propre. En effet la Petite-Russie se distingue et de la Russie, et de l'Allemagne, et de la Hongrie, et des Slaves du Sud, faisant à tous des emprunts et rendant sien tout ce qu'elle emprunte. " (Revue Politique et Littérature. " LA PETITE-RUSSIE, Traditions, récits, oeuvres d'art populaires. ")

L'historien " des littératures slaves, " M. Talvi, et le critique de " l'Athenaeum " et de la " Saturday Review " s'expriment presque dans les mêmes termes. (Athenaeum, 1874, N°2444. Saturday Review, 1875, June 5.)

En étudiant les auteurs slaves, on pourrait faire tout un volume de citations de ce genre. Pour en finir, nous donnons la parole à M. Bélinsky, littérateur moscovite, éminent fondateur d'une critique littéraire sérieuse en Russie.

Dans son étude sur la " Chanson d'Igor, " M. Bélinsky s'exprime en ces termes :

" La Chanson d'Igor dénote d'une façon bien marquée son origine méridionale. Les formes gracieuses de son langage rappellent l'idiôme actuel de la Petite-Russie. Mais ce qui parle le plus en faveur de la provenance oukraïnienne de la Chanson, c'est la manière d'être (le habitus) du peuple qui s'y dessine. Il y a quelque chose de doux, de noble et d'humain dans les rapports mutuels des acteurs du poème. Tout vous fait penser à la Russie méridionale, où l'on trouve actuellement quelque chose de si humain et de si noble dans la vie de famille ; où les rapports des sexes se basent sur l'affection ; où la femme jouit de ses droits. C'est juste l'opposé de ce qui se passe dans la Russie septentrionale. Les rapports de famille s'y distinguent par la grossièreté ; la femme est réduite à l'état d'une sorte d'animal domestique ; l'amour reste étranger au mariage. Comparez la manière de vivre des paysans Petit-Russiens à celle des bourgeois, des marchands, et en partie des autres classes de la Moscovie, et vous serez convaincu comme nous que le Chant d'Igor est d'origine méridionale.

" Les couleurs de la poésie et du style, le caractère d'audace chevaleresque qu'on y remarque, tout rapproche le Chant d'Igor des chants cosaque de la Petite-Russie... La Petite-Russie formait un organisme politique où chacun vivait de la vie commune et s'y développait comme à l'air libre ; l'individu connaissait bien les affaires de sa patrie, il les prenait dès lors à coeur. La poésie populaire de l'Oukraïne reflétait fidèlement la vie historique du pays. Que de poésie dans cette poésie ! " (Bélinsky, OEuvres compl. IV, 89, 236.)

Une poésie populaire de cette valeur devait donner sans doute une littérature remarquable ; s'il en fut autrement, cela tient aux conditions politiques qui empêchèrent l'Oukraïne de se donner une organisation nationale libre et indépendante. Cependant, malgré tous les obstacles historiques, la littérature oukraïnienne nous a donné beaucoup de monuments d'une grande valeur.

La littérature naît dans l'Europe orientale avec l'apparition du Christianisme, et ce dernier ne fut introduit à Kiew qu'à la fin du Xe siècle. L'Écriture, traduite longtemps avant en langue bulgare, fut importée par les prédicateurs. Le premier livre connu à Kiew fut donc écrit en langue étrangère au peuple, quoique parente à celle qu'il parlait. Cette langue de l'Église empêchait l'emploi de l'idiôme national dans la littérature. Cependant, depuis le XIe siècle, à Kiew, et plus tard dans d'autres pays, surtout à Wladimir en Wolynie, à Galitch, à Tchernigow, on voit paraître des Chroniques. Les mots et les formes du langage national commencent à se faire jour à travers la langue de l'Église ; la narration religieuse et dogmatique s'y trouve souvent interrompue par des récits guerriers, par des dialogues, des discours, des récits pupillaires, des proverbes, par des résumés de contes épiques, même par des vers. Telle est surtout la chronique de Wolynie-Galitch ; elle témoigne d'une certaine érudition classique. On voit que l'auteur connaît Homère.

Le professeur de Moscou, M. Solovieff, exprime l'opinion suivante sur les chroniques de la Russie oukraïnienne. " Le récit du chroniqueur méridional se distingue de la chronique novgorodienne par la richesse des détails, par le pittoresque du style, par sa vivacité, par son caractère artistique, pourrait-on même dire. La chronique de la Wolynie se distingue surtout par sa forme poétique. Impossible de ne pas y voir l'influence de la nature méridionale, le caractère d'un peuple du midi. Quant au récit du chroniqueur de Souzdale (le premier centre du pays qui est devenu plus tard la Moscovie), il est sec, sans tacheter ce défaut par la force du langage populaire de Novgorod) ; il est verbeux, sans posséder le caractère artistique propre à la littérature méridionale " (1) [Histoire de Russie. T. III, 151.].

L'esprit philosophique des chroniques présente les mêmes différences. Les chroniques du Nord (Souzdale, Wladimir, Moscou) portent un cachet de mysticisme religieux, tandis que le génie natif du peuple apparaît dans les chroniques de Kiew et de la Gallicie ; Les chroniques méridionales défendent beaucoup plus les intérêts du peuple que ceux des princes.

Ces chroniques, les ouvrages divers de la littérature religieuse et des moralistes des XIe-XIIe siècles, enfin le Chant d'Igor (2) [Il existe une traduction française de ce poème. Voir la critique de M. Rambaud. " La Russie épique. "], sont considérés en général comme prédécesseurs immédiats de l'histoire et de la littérature de l'empire des tzars, des Karamzine, des Pouchkine et autres. On ne peut voir ici que l'influence des idées du centralisme gouvernemental sur les déductions scientifiques. Il y a à peu près quinze ans que M. le professeur Bousslaïeff a démontré la non-valeur de toutes les conceptions unitaristes de l'histoire littéraire de l'ancienne Russie.

Il serait donc logique de chercher le commencement de la littérature grande-russienne dans les villes autrefois libres de la Russie du Nord, et principalement dans la littérature des républiques de Novgorod et de Pskow. Quant à la Chronique de Nestor, au Chant d'Igor, etc., etc., ces oeuvres étaient des produits directs de la vie locale des villes de l'ancienne Oukraïne. Ces oeuvres forment donc les commencements de la littérature oukraïnienne et n'avaient qu'une influence indirecte sur la Russie septentrionale.

Le caractère des chroniques du midi de la Russie naissante, ce que nous savons sur l'existence des écoles de Kiew et en Volynie ; un certain degré d'instruction des princes, dont quelques-uns connaissaient plusieurs langues étrangères, voire même le latin et le grec ; leurs bibliothèques ; leurs rapports fréquents avec l'étranger, tout donne le droit d'affirmer que la Russie de cette époque, surtout la Russie méridionale, ne le cédait en rien en fait de culture aux pays occidentaux de l'Europe. Cette Russie n'avait rien de commun avec la Moscovie des XVe et XVIe siècles, d'après laquelle on a l'habitude de juger toutes les autres Russies.

Ceux qui ne connaissent que l'histoire de la Moscovie, ne pourraient pas se faire une idée juste de la marche de la civilisation dans l'Orient de l'Europe. Jusqu'au XVIIIe siècle Moscou se trouvait, en effet, presqu'à l'état barbare ; l'instruction ne s'y introduit que vers l'époque de Pierre-le-Grand, sous l'influence directe du gouvernement. Ce serait une erreur de croire qu'il en était de même dans toutes les Russies et surtout dans la Russie occidentale et méridionale.

Le développement de la civilisation dans la Russie Blanche, et l'Oukraïne n'a pas été interrompu par l'invasion des Tartares, ni imposé par le pouvoir : la société se civilisa d'elle-même, par son initiative propre.

Les Tartares rencontrèrent à Moscou une civilisation à peine naissante, qui subit leur joug un siècle de plus que les autres Russies. Lorsque, grâce à la protection des Khans, elle commence à prédominer sur le reste des principautés du nord, Moscou détruit les Républiques de Novgorod et de Pskow, supprimant du même coup toute la culture Grande-Russienne du XVe siècle [Il existe un excellent travail de M. Bousslaïeff, par lequel ce professeur de Moscou, s'appuyant des productions littéraires grande-russienne des XIVe et XVe siècles, fait ressortir " la barbarie et le politique anti-nationale de Moscou et la haine légitime de toutes les anciennes villes de la Grande-Russie : Novgorod, Pskow, Twer, etc., contre ce camp demi-tartare. "].

Les choses se passaient tout autrement en Oukraïne, et les résultats furent aussi tout différents. La destruction de Kiew devait naturellement produire un moment d'arrêt dans la marche de la civilisation oukraïnienne ; mais les traditions de l'ancienne civilisation étaient trop fortes pour pouvoir disparaître. C'est justement à partir du XVe siècle que le progrès littéraire commence à se faire sentir tant en Oukraïne que dans la Russie-Blanche. Ce progrès devient de plus en plus remarquable surtout après l'organisation, dans ces pays (XVIe siècle), de municipalités et de corporations de métiers, semblables à celles de l'Allemagne et des autres États de l'Europe.

Les villes de Lwow, Loutzk, Ostrog, Kiew, offrent au XVIe siècle tous le symptômes de la " Renaissance " européenne ; les idées de la Réformation y pénètrent à la suite des propagandistes du Calvinisme et du Socinianisme. Parmi les membres des corporations bourgeoises on trouve des hommes sachant le grec et le latin ; l'aristocratie fournit des " protecteurs de la science. " Les fraternités religieuses se forment d'une part, et d'autre part on voit paraître des écoles et des imprimeries. On imprime des livres d'église à côté desquels on remarque au XVIe siècle des traductions de la Bible en langage plus complètement populaire [L'Évangile, fait à Péressoponitza (1556-1561) offre un exemple intéressant des essais de ce genre.].

Des manuels de grammaire slavo-russe et d'histoire se préparent pour les écoles. Les écoliers composent des vers, donnent des représentations de mystères, entremêlés d'intermèdes comiques, embryons qui grandissent en véritables pièces de théâtre.

Le mouvement littéraire prend des proportions vraiment considérables.

L'Europe nous envoie une masse de nouvelles; de légendes, de fabliaux ; ils se traduisent et sont lus avec avidité.

La lutte contre l'Union catholique (1595), les révoltes des Cosaques viennent donner à la littérature encore plus de vie et de passion. La polémique religieuse ne se bornant pas uniquement aux questions qui la touchent spécialement, s'occupe des questions politiques, nationales et sociales, des questions d'actualités.

Les versifications d'un caractère politique et social, et la poésie orale des Kobzars (rapsodes populaires), chantent les victoires des Cosaques. Le drame religieux se transforme sous l'influence des événements, et enfin apparaît un drame purement politique, dont le héros principal est Bogdan Chmielnitzky. Les Chroniques et les Mémoires cosaques viennent s'ajouter à toute cette littérature nouvelle.

Par les efforts réunis d'artisans, de prêtres et de Cosaques, l'école de la Fraternité de Kiew se transforme en Académie, autour de laquelle viennent se grouper les écoles de second ordre de différentes villes.

En 1658, un traité fut conclu avec la Pologne pour fonder dans l'Oukraïne deux Universités libres, et reconnaître la liberté de l'enseignement, de l'imprimerie, des gymnases, des collèges..., institutions qui répondent difficilement à l'idée que le public européen est habitué à se faire des Cosaques.

Au XVIIe siècle, l'Oukraïne devient le théâtre des guerres interminables auxquelles se livraient la Moscovie, la Pologne et la Turquie. Dans de pareilles circonstances, les projets de 1658 ne pouvaient naturellement pas recevoir leur exécution. Néanmoins les écoles existantes ne périssent pas. Loin de là, elles se développent.

Les enfants des Cosaques, des artisans et des prêtres allaient s'instruire dans les écoles de l'Europe occidentale longtemps avant que Pierre-le-Grand eût] l'idée d'y envoyer les Moscovites.

Dans la Sitcha des Zaporogues, il y avait des Cosaques sachant le latin. Ils voyageaient à l'étranger, et connaissaient surtout Venise, même la France et la Hollande.

La Moscovie, lancée dans le mouvement intellectuel à la fin du XVIIe siècle, et surtout par Pierre-le-Grand, reçut ses premiers instituteurs des écoles oukraïniennes. Le Tzar-Réformateur s'entoura d'hommes de lettres venant de la Russie méridionale, et, jusqu'en 1754 dans son empire, il n'y eût pas un évêque d'origine moscovite [Passons-nous de citations bibliographiques, qui pourraient être bien nombreuses. Remarquons seulement que les deux tiers des écrits que les histoires officielles de la littérature avant Pierre-le-Grand attribuent à la Russie, proviennent de la littérature oukraïnienne. La moitié de tout ce qu'on a écrit pendant son règne en langue nouvelle se rapprochant de l'idiôme moscovite, est composé par des Oukraïniens qui vinrent s'établir dans la Moscovie.

Notons ensuite que beaucoup d'ouvrages littéraires de la Petite-Russie furent détruits par les catholiques aux XVIIe et XVIIIe siècles, et qu'il existe des Chroniques cosaques passées sous silence par l'histoire officielle de la littérature russe.].

Les hommes instruits de la Russie méridionale, abandonnant ainsi leur patrie, sa littérature devait naturellement tomber en décadence. La centralisation de l'Empire, dont l'Oukraïne commence alors à faire partie, finit par frapper de mort au XVIIIe siècle toutes les institutions locales, ce qui amena forcément la dénationalisation de la Russie méridionale elle-même.

Nous avons vu comment l'Oukraïne avait perdu son autonomie pendant le XVIIIe siècle ; c'est à cette même époque que le gouvernement impérial ordonna de traduire en langue moscovite les lois de l'Oukraïne. A la fin du siècle il proscrivit la langue nationale dans les écoles supérieures, et au commencement du XIXe siècle, avec la fondation à Pétersbourg du ministère de l'instruction publique, la langue petite-russienne est chassée même des écoles primaires.

Ayant pris à sa charge les affaires du pays, le gouvernement ne s'en soucia guère. Le projet du dernier des Hetmans de la Petite-Russie, Razoumovsky, qui, en 1760, se proposa de fonder une université en Oukraïne, ne fut pas mis à exécution. L'université de Kharkow n'a été fondée qu'en 1804, celle de Kiew qu'en 1833 seulement, celle d'Odessa qu'en 1865 ; tandis que, dans la Russie moscovite, le gouvernement a fondé l'Université de Moscou en 1755, celle de Pétersbourg en 1819, celle de Kazan en 1804.

Telles sont les causes de la décadence de l'instruction et de la littérature dans l'Oukraïne et de la dénationalisation des classes supérieures du pays.

Néanmoins, sous l'influence des idées de Réalisme, de Démocratie et de Nationalité, du XIXe siècle, l'Oukraïne commença la restauration de sa littérature. Timide et dilettante dans ses premiers pas, la littérature oukraïnienne reprend enfin son caractère à la fois politique et social.

Kotliarewsky, Gogol-père, Goulak-Artemowsky, Kwitka, d'autres encore, créent pendant les trois premières décades de notre siècle une nouvelle poésie, une nouvelle littérature, un nouveau théâtre, et cela en langue petite-russienne populaire intelligible au dernier des paysans [La littérature oukraïnienne exerçait une influence considérable même sur la littérature moscovite, comme réaction contre le pseudo-classicisme de cette dernière, ainsi que contre toute la littérature de Cour impériale. Plus tard, elle servit de base à ce grand réformateur de la littérature russe, à Gogol fils, qui, quoique petit-russien, écrivait en langue moscovite. Les nouvelles petites-russiennes écrites par cet homme de grand talent, furent le premier spécimen du roman de moeurs populaires et fondèrent en Russie l'école réaliste.].

Vers la même époque, Khodakowsky, Tzertélew, Maksimowitch, Sresniewsky, Loukachéwitch, Bodiansky et autres, commencent la publication de recueils de la littérature populaire orale, en même temps qu'ils remettent en honneur l'étude de la langue du peuple oukraïnien.

Les Compendiums de l'histoire oukraïnienne, dont les premières éditions parurent à la fin du XVIII siècle, servent de point de départ aux travaux de l'historien Bantich-Kamensky qui, vers l'année 1826, fait paraître son histoire de l'Oukraïne, écrite, il est vrai, en langue officiel de l'Empire. Après 1840, le professeur Bodiansky avait commencé une édition originale des Chroniques cosaques.

A partir de 1830, ce mouvement littéraire donne des résultats visibles. Chez les professeurs et les savants de Kharkow, on voit surgir l'idée de la nécessité d'une restauration nationale de l'Oukraïne, sinon politique, au moins littéraire.

Les professeurs Metlinsky et Kostomarow sont les principaux représentants de ce mouvement. Tous deux cherchaient et rassemblaient les monuments de la littérature populaire, faisant des poésies originales et des traductions en langue petite-russienne de poésies classiques de l'Occident. Kostomarow composa, en outre, deux drames historiques.

Les satires contre les classes supérieures du pays, qui s'éloignaient de la simplicité de la vie populaire ; celle contre les soldats, les fonctionnaires de l'État, les Moscovites ; les pastorales où se peignent les naïves amours du paysan, le dévouement du peuple, les sentiments religieux, les souffrances des orphelins et des ouvriers ; — tels étaient en général les sujets traités de préférence par les écrivains et les poètes de la Petite-Russie. A présent viennent s'y joindre les souvenirs de l'héroïsme des anciens Cosaques, de la liberté perdue et des luttes contre les... Turcs et les Polonais.

A la fin de la troisième décade de ce siècle, toutes ces idées, tous ces sujets furent développés par Chewtchenko, le plus grand des poètes de l'Oukraïne [Le public allemand peut s'en faire une idée par la brochure de M. Obrist, " Taras Grigoriewitsch Schewtchenko, ein Kleinrussischer Dichter " (Czernowitz, 1870.)

Les français désireux de renseignements sur ce poète les trouveront dans l'excellent article de M. Durant (Revue des Deux Mondes, 1876.) Cet article est fait à l'occasion de l'apparition des Oeuvres complètes de Chewtchenko, à Prag. (Kobzar. Prag. Gregr. 1875-1876.)].

Taras Chewtchenko (1809-1861), est un fils du peuple dans toute la force du terme. Plus que n'importe qui, il mérite le titre de poète populaire. Il naquit serf d'un propriétaire de la province de Kiew. Orphelin de père et de mère dès sa tendre enfance, il supporta mille souffrances au milieu des pérégrinations auxquelles il se livrait dans le but de s'instruire et d'apprendre la peinture. Le poète futur devait passer par toutes les épreuves. Il était domestique d'un riche propriétaire, qui un beau jour se décida à l'envoyer à Pétersbourg dans l'espoir que " le domestique " pourrait lui rapporter par son talent des revenus considérables.

Arrivé à Pétersbourg, Chewtchenko ayant fait connaissance avec ses compatriotes, élèves de l'Académie des Beaux-Arts, fut présenté au célèbre peintre Bruloff, lequel, aidé par le poète Joukowsky, offrit à Chewtchenko les moyens de se " racheter " du servage pour une somme de 2,500 roubles.

Bientôt après, ayant terminé ses études à l'Académie, Chewtchenko publie en 1840 son premier volume de poésies oukraïniennes sous le titre de " Kobzar. "

Sa " Somnambule, " son " Tilleul, " ont pour sujet l'amour malheureux et touchant d'une jeune fille ; sa " Catherine " soulève l'indignation du lecteur en lui racontant comment un officier moscovite foule aux pieds l'amour dévoué d'une fille de l'Oukraïne ; sa " Salariée " fait l'apothéose de l'abnégation d'une mère qui doit exposer son fils, mais qui toute sa vie sert comme domestique dans la famille qui l'a accueilli ; son " Perebendia " nous parle des malheurs qu'enfante pour les hommes l'absence de la fraternité ; " Le Hetman Hamaliia " nous raconte les luttes des Cosaques contre les Turcs qui enlevaient les Oukraïniens pour les réduire en esclavage , " La nuit du Hetman Taras ", les " Haïdamacks " racontent la lutte soutenue par les paysans contre leurs oppresseurs polonais ; viennent enfin toute une masse de poésies lyriques, dont chacune n'est qu'une larme versée sur les ruines de la patrie oukraïnienne, livrée au despotisme des seigneurs tant indigènes qu'étrangers, qu'un soupir sorti de la poitrine d'un patriote déplorant la stérilité des luttes du passé, qu'un appel aux despotes et aux seigneurs pour qu'ils se convertissent et s'unissent au peuple. Tel est le contenu des premières éditions du " Kobzar. "

Vers l'année 1845, le poète, devenu à jamais célèbre, vient s'installer à Kiew, où il fait la connaissance du professeur d'histoire russe M.

Kostomarow et du jeune ethnographe Koulich. L'influence que le poète a dû exercer sur ces deux savants par son amour pour le peuple, par sa haine implacable de l'état d'esclavage dans lequel vivaient encore ses propres frères et soeurs, ne peur être mise en doute.
Kostomarow songeait à cette époque à la restauration de l'Oukraïne d'après les idées qui caractérisent le mouvement panslaviste : tchek, serve, illyrien et autres. Il communique ces idées à Chewtchenko.

Kostomarow et Chewtchenko se proposent de créer à Kiew une société panslaviste secrète sous le nom de " Fraternité Cyrillo-Méthodienne. "

Quel était donc le but, le programme de cette société ?

Travailler pour l'instruction du paysan oukraïnien, pour son affranchissement du servage. Travailler pour unir tous les Slaves dans une immense Fédération.

Mais cette union panslaviste, conçue à Kiew, ne ressemblait en rien aux projets des moscovites qu'on prend généralement en Europe pour les seuls représentants du panslavisme russe.

Kostomarow et Chewtchenko n'admettaient pas plus dans leur programme l'intolérance toute byzantine en matières religieuses, que l'hégémonie d'un peuple sur tous les autres, tandis que ces deux conceptions également injustes entraient dans les vues de tous les Panslavistes moscovites.

Le panslavisme oukraïnien se trouve tout exprimé par Chewtchenko dans son poème " Huss " dédié au panslaviste Tchek Schaffarik.

Le poète de l'Oukraïne fait le voeu suivant :

" Que tous les Slaves deviennent des bons frères !

" Qu'ils deviennent des fils du soleil de la Vérité et des hérétiques, semblables au grand hérétique de Constance !

" Qu'ils donnent pour cela à l'univers une paix et une gloire éternelles ! "

Comparez cette poésie à l'apothéose que M. Khomiakoff fait à l'aigle de Moscou qui est appelé à donner " par ses foudres la loi au monde entier ", et vous comprendrez toute la différence qu'il y a entre le panslavisme de Kiew et celui de Moscou.

Chewtchenko n'avait nullement l'idée de mettre l'Empire de Nicolas à la tête des slaves réunis. Dans ses poèmes " Caucase " et " Le Rêve " il condamnait cette politique de conquête qui engloutit les peuples, il condamnait le despotisme politique et le servilisme administratif, qui rendent les peuples muets.

" Depuis le Moldave jusqu'au Finnois, tout le monde se tait dans toutes les langues, " dit le poète ! "

Impossible de caractériser mieux l'empire de Nicolas.

Chewtchenko avait en haine surtout les privilèges du seigneur et l'esclavage social de toute sorte. Cette haine implacable du poète a trouvé son expression dans toute une série de poésies. Dans un langage qui rappelle celui des prophètes bibliques, notre poète prédit aux riches la vengeance de Dieu et du Peuple.

Chewtchenko, ainsi que ses amis, était religieux ; mais leur religion n'a rien de commun avec l'orthodoxie et la bigoterie byzantine ; c'était plutôt un christianisme à la Lamennais.

Dans ses " Néophytes " Chewtchenko chante la gloire des premiers chrétiens qui faisaient acte d'opposition virile au despotisme romain. Ses poésies concernant les " Tsars saints " (David, Wladimir, etc.) dénotent un libéralisme protestant ; quant au poème " Marie, " c'est un essai historique sur la vie de la " Sainte-Vierge, " présentée au point de vue humain.

Les amis de Chewtchenko ne pouvaient échapper aux persécutions. En 1847 ils furent dénoncés par un étudiant, fils d'un officier de la police secrète. Ensuite, un des amis de Kostomarow, M. Youséfowitch, aide-curateur du district de Kiew, livra aux mains de la police son traité sur la fédération slave.

Chewtchenko, Kostomarow, Koulich et quelques autres furent exilés dans les provinces éloignées de Kiew.

Notre poète devait souffrir plus que ses amis ; il fut condamné au service comme soldat dans un des bataillons qui campaient sur les bords de la mer d'Aral et en vertu d'un ordre spécial on défendit au poète d'écrire et de dessiner !

Après neuf ans de cet insupportable exil, Chewtchenko, en même temps que Kostomarow fut amnistié en 1857.

L'époque de 1857-1862 fut celle du libéralisme par lequel l'empereur actuel inaugurait son règne. Les amis de la Restauration de l'Oukraïne en profitèrent pour organiser leur travail. On voit paraître à cette époque les ouvrages de poètes oukraïniens ; M. Koulich fait de nouvelles éditions des auteurs nationaux, enfin paraît la revue mensuelle " Osnowa ". On voit surgir de nouveaux talents, parmi lesquels Me Markewitch (Marco-Wowtchok) prend la première place. Ses récits respirent une grande affection pour les paysans. Le public russe leur a fait du reste un accueil chaleureux, et on peut dire qu'à la veille de l'émancipation des paysans, cet ouvrage de Me Markewitch jouait le rôle de " l'Oncle Tom. "

Dans une série de monographies, Kostomarow raconte les épisodes les plus intéressants de l'histoire de l'Oukraïne des XVIe et XVIIe siècles. D'autres travaux sont consacrés par cet historien à l'histoire populaire des Nationalités Russes et M? Kostomarow démontre les liens qui existent entre l'histoire de la Russie méridionale et celle des villes et des pays libres de l'ancienne Russie avant la création du centralisme moscovite.

Tous les patriotes oukraïniens, jeunes et vieux, se mettent au travail, on recueille les chants et les dits populaires, on commence les travaux lexiques. Mais cette fois ils dépassent les limites d'un dilettantisme littéraire. Dans ce moment, l'école populaire, les livres scientifiques et populaires font l'objet principal des occupations des Oukraïnophiles. Koulich et Chewtchenko font chacun un alphabet (1858-1860). En 1859 la jeunesse de Kiew, de Kharkow, de Poltawa, Tchernigow et autres villes, fait des écoles du Dimanche, gratuites pour les ouvriers ; malheureusement, ce travail n'a pas été de longue durée, car le gouvernement a fermé toutes les écoles de ce genre déjà en 1862, dans toute la Russie.

Incités par Kostomarow, ses compagnons font des collectes pour l'édition de toute une série de livres scientifiques, dont quelques-uns ont paru à Pétersbourg et à Kiew en 1862. La traduction de l'Évangile, censurée par l'Académie des sciences devait bientôt être mise sous presse.

C'était l'époque de l'émancipation des paysans et on se préparait à d'autres réformes. L'époque du mouvement politique et social, produit dans la société russe par des besoins nouveaux. L'époque du mouvement polonais, — l'époque d'hésitations pour le gouvernement.

La jeunesse de l'Oukraïne s'occupait de toutes ces questions politiques, sociales et nationales. Des jeunes gens appartenant à la noblesse, viennent s'installer dans les villages, vivent parmi les paysans et prennent à coeur leurs plaintes contre les abus des propriétaires et des fonctionnaires du gouvernement, qui cherchaient à réduire au minimum les mesquines parcelles de terre que le gouvernement destinait aux paysans émancipés.

Sur la rive droite du Dnieper, les aspirations nationales et démocratiques de l'Oukraïne, vinrent se heurter contre les projets des patriotes polonais qui cherchaient à régénérer la Pologne dans les limites que ce pays avait en 1772.

Les " planteurs " polonais et russes se mirent à crier contre la " paysanomanie oukraïnienne, " qui cherchait, disaient-ils, à faire revenir le temps de Bogdan Chmélnitzky. Les doctrinaires de la centralisation moscovite se mirent en campagne contre le séparatisme oukraïnien.

Les agissements de M. Katkoff, rédacteur de la Gazette de Moscou, ses dénonciation continuelles ont éveillé le gouvernement : en 1861-1863, quelques jeunes gens, plusieurs instituteurs furent exilés dans les provinces éloignées de l'Empire.

En 1863, le gouvernement a interdit l'impression en petit-russien des livres religieux, des livres scientifiques-populaires ; interdit l'emploi de la langue oukraïnienne dans les écoles primaires ! Bientôt après, le Synode a interdit les " patois " aux prédicateurs de l'Église. La censure devient de plus en plus sévère, même pour les travaux scientifiques, ainsi que pour tout ce qui touche les questions ethnographiques. Les trois-quarts des projets oukraïniens furent donc brisés en Russie.

La Russie autrichienne offrait aux Oukraïniens un champ d'action, d'autant plus, qu'un mouvement se faisait jour en Galicie.

Nous avons dit qu'il y a en Autriche plus de trois millions d'Oukraïniens ou Ruthènes, particulièrement en Galicie. Ici, pendant tous les deux siècles derniers, les écoles ecclésiastiques ont conservé la tradition de la littérature russe du midi, et dans les années de 1830 a commencé la Renaissance sous l'influence de l'Oukraïne russe. En 1848, afin de paralyser le mouvement polonais, le gouvernement autrichien permit aux Ruthènes de former un parti politique tout à fait national qui, cela va sans dire, ne tarda pas à se développer, grâce à la Constitution proclamée en 1861. On a vu l'apparition de journaux ruthènes, officieux et indépendants, et la fondation des Sociétés politiques et de gens de lettres. En même temps, les écoles primaires passèrent aux mains du clergé ruthène ; le peuple a reçu le droit d'établir ses gymnases ; dans l'université de Lwow (Lemberg), on a ouvert quelques chaires en langue ruthène. La Constitution proclama l'égalité officielle de toutes les nationalités, entre autres celle des Ruthènes.

Mais le gouvernement autrichien commença bientôt à faire la réaction. Sans doute, la Constitution a déjà octroyé quelque chose aux Ruthènes, et leurs droits ont été garantis. Le gouvernement central s'est vu obligé de ménager les Ruthènes pour contrebalancer l'influence polonaise. D'un autre côté, il craignait les sympathies des Ruthènes pour la Russie, et le spectre du panslavisme le forçait de s'appuyer sur les Polonais. Dans cette fausse position le gouvernement autrichien inaugura la politique de bascule, tantôt au profit des Ruthènes, tantôt à celui des Polonais et de leur hégémonie.

Cette politique a fait beaucoup de mal aux uns et aux autres ; elle a empêché le développement régulier de la vie d'une province habitée par deux nationalités. En 1867, selon l'expression d'un ministre, " le gouvernement de Vienne a sacrifié les Ruthènes aux Polonais ", en les mettant sous la dépendance de l'administration polonaise. On est surtout mécontent de la pression qu'exerce le Conseil polonais sur les écoles du pays.

Malgré tout cela, dans ces dernières années, les Ruthènes, Oukraïniens d'Autriche, ont réussi à faire quelques acquisitions essentielles : on publie en Galicie 10 revues périodiques en langue ruthène, il y a un gymnase au cours complet, avec des professeurs ruthènes et quatre chaires dans l'Université. Quatre Sociétés de gens de lettres font éditer les manuels d'école et une grande quantité d'autres livres. Parmi les publications en langue ruthène, dont le nombre est relativement assez considérable, il y en a qui sont dignes d'être mentionnées, par exemple : les travaux historiques de M. Pétrouschewitch et du prof. Scharanewitch, du prof. E. Ogonowsky, les oeuvres statistiques de M. Nawotzky, les poésies et les récits de M. Fedkowitch, Franko, Pawlik [Fedkowitch et Pawlik sont d'origine paysanne, comme Chewtchenko.]. Les revues galiciennes trouvent déjà des collaborateurs parmi les écrivains de l'Oukraïne russe. Il est vrai que les publications en langue ruthène laissent encore beaucoup à désirer, mais, dans tous les cas, les conditions de la renaissance de la littérature oukraïnienne en Galicie sont garanties, et les cadres des régénérateurs se remplissent continuellement [ Cela ne peut être dit de l'Oukraïne en Hongrie, où le mouvement national est à peine commencé et où la police a confisqué, en 1877, à Munkacs, chez un instituteur ruthène, le Recueil des traditions populaires oukraïniennes fait par Dragomanow, et même les oeuvres de Pouchkine, Tourguéneff, etc., comme étant des oeuvres panslavistes et nihilistes !!]. Quelques nouveaux poètes et littérateurs oukraïniens de la Russie ont commencé leur carrière d'écrivains en Galicie dans ce temps néfaste, quand la presse de l'Oukraïne était muselée en Russie. La première place parmi ces écrivains appartient à M. Netchouï, romancier.

Depuis 1863 les écrivains oukraïniens en Russie ne pouvaient faire autre chose que de publier les vieux documents et les matériaux ethnographiques. Le gouvernement russe devait lui-même protéger quelques-uns de ces travaux, parce qu'il avait besoin de preuves scientifiques pour constater l'inanité des prétentions polonaises sur l'Oukraïne. Voilà pourquoi le gouvernement russe, tout en réprimant les aspirations autonomistes oukraïniennes, institua déjà en 1843 une Commission archéologique à Kiew. Cette commission a publié, depuis 1861, plus de 10 volumes de documents concernant l'histoire des Cosaques de l'Oukraïne du XVIe au XVIIIe siècle. (Sous la rédaction d'abord du prof. Iwanichew, puis ensuite sous celle du prof. Antonowitch.)

Les publications ethnologiques étaient faites d'abord par des particuliers, recueils des Chansons et des Contes populaires sus mentionnés ; Proverbes, par Markowitch ; Musique populaire, par Lyssenko et Roubetz ; Ornements, par Me Kossatch [Voir Rambaud, la Russie épique et son article dans la Revue Politique et Littéraire, 1876, n°26, la Petite Russie.].

Ensuite ces recherches étaient encouragées par la Société géographique de St-Pétersbourg qui avait envoyé une expédition ethnographique et statistique dans l'Oukraïne de la rive droite du Dnieper ; les travaux de cette expédition dirigés par M. Tchoubinsky forment 7 grands volumes, dont 5 ont déjà paru (1873-1877). En 1873 le gouvernement a autorisé la fondation d'une section de la dite Société à Kiew. Cette section a réussi de faire publier les trois volumes de ses travaux (1874-1876). Toutes ces publications ont éveillé l'attention des savants en Russie et à l'étranger, et le Congrès archéologique à Kiew en 1874 les a fait apprécier encore davantage. Dans les Rapports publiés par ce Congrès se trouvent entre autres : des extraits de l'Évangile de Péressopnitza, rédigés par M. Jitetzky, auteur d'un ouvrage intitulé ; " Essai historique de la phonétique petite-russienne ", couronné par l'Académie de St-Pétersbourg (1876), et les exemplaires d'ornementations populaires rédigés par M. Wolkow.

Du reste, un critique anglais des Chansons historiques de l'Oukraïne, éditées par les prof. Antonowitch et Dragomanow, bien renseigné sur l'état actuel de la Russie, s'exprime ainsi : " Let us trust that neither local jealousy nor official narrowness will imped the complet fulfilment of an undertaking which sought to be regarded as a meet subject for national pride. "

Les appréhensions du critique anglais se sont justifiées. La censure n'a relâché ses rigueurs que pour un bref délai (1873-76), et n'a laissé passé, outre les publications ethnographiques de Kiew, quelques récits et romans en langue oukraïnienne, de même que les livres scientifiques populaires et un ouvrage religieux. Jusqu'à quel point le public avait besoin de pareilles éditions en langue oukraïnienne, cela se démontre par ce fait que leur nombre à Kiew, mis en proportion avec les éditions russes, s'est augmenté de 4% (en 187 2/3) à 23% (en 187 1/5). Tout à coup, un oukase impérial, que nous avons reproduit, met fin à ce progrès. Et pourtant, les dernières publications, prohibées par la censure, étaient tout à fait innocentes : c'étaient — par exemple — " Les chansonnettes et les récits pour les enfants, " " De la terre et du ciel, " " De la vie terrestre, " " Du choléra, " " Des Cosaques et des Turcs, " etc. Les publications oukraïniennes ne pouvaient pas être dangereuses, d'autant plus que la censure en Russie pesait dur même sur la littérature dominante ; elle brûlait des livres tels que " L'histoire naturelle de la Création, " par Heckel, " Le Lévithan, " par Hobbes, et proscrivait Voltaire (son " Essai dur les moeurs "), Draper, Lecky, etc. En province, cette censure sévit plus rigoureusement encore que dans les capitales.

Il est bien difficile de s'expliquer par quels motifs le tzar a lancé son oukase. — Quelques-uns font mention des livres en langue oukraïnienne publiés dans le but de la propagande socialiste. Mais cette propagande se poursuit maintenant en toutes langues. Du reste, les livres socialistes en langue oukraïnienne ne se publient pas en Russie, mais en Autriche et en Suisse, et leur nombre, après l'oukase, augmente chaque jour. Cet oukase a supprimé la publication en Russie des livres en langue oukraïnienne qui étaient tout à fait inoffensifs ; voilà pourquoi ce décret est doublement absurde et démontre jusqu'où peut aller le despotisme poussé par le centralisme national. Peut-être est-il aussi le fruit d'une intrigue de quelques dénonciateurs et d'administrateurs rancuniers. Cette dernière supposition nous paraît bien fondée, parce que l'oukase est basé sur le rapport d'une Commission instituée pendant le séjour du tzar à Kiew, en automne de l'année 1875, juste au moment où il a fait destituer un des professeurs de l'Université qui s'occupait spécialement des études ethnographiques de son pays et, en même temps, avait publié quelques remarques critiques sur l'activité du ministre de l'Instruction publique, le comte D. Tolstoï. Celui-ci, vexé dans son amour-propre, s'est vengé du professeur et, après l'avoir
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Paul



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MessagePosté le: Jeu Juil 03, 2008 11:19 am    Sujet du message: (suite) Répondre en citant

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Il est bien difficile de s'expliquer par quels motifs le tzar a lancé son oukase. — Quelques-uns font mention des livres en langue oukraïnienne publiés dans le but de la propagande socialiste. Mais cette propagande se poursuit maintenant en toutes langues. Du reste, les livres socialistes en langue oukraïnienne ne se publient pas en Russie, mais en Autriche et en Suisse, et leur nombre, après l'oukase, augmente chaque jour. Cet oukase a supprimé la publication en Russie des livres en langue oukraïnienne qui étaient tout à fait inoffensifs ; voilà pourquoi ce décret est doublement absurde et démontre jusqu'où peut aller le despotisme poussé par le centralisme national. Peut-être est-il aussi le fruit d'une intrigue de quelques dénonciateurs et d'administrateurs rancuniers. Cette dernière supposition nous paraît bien fondée, parce que l'oukase est basé sur le rapport d'une Commission instituée pendant le séjour du tzar à Kiew, en automne de l'année 1875, juste au moment où il a fait destituer un des professeurs de l'Université qui s'occupait spécialement des études ethnographiques de son pays et, en même temps, avait publié quelques remarques critiques sur l'activité du ministre de l'Instruction publique, le comte D. Tolstoï. Celui-ci, vexé dans son amour-propre, s'est vengé du professeur et, après l'avoir dénoncé au tzar, fut nommé membre de la Commission de la littérature oukraïnienne. La Commission impériale se composait : du chef de la gendarmerie et de la police secrète, général Potapo, du ministre de l'Intérieur, autrefois chef de la gendarmerie, général Timascheff, du ministre de l'Instruction publique, comte Tolstoï, et du conseiller privé Jouséfowitch, qui a trahi M. Kostomarow. La Commission composée de pareils individus propose au tzar de dissoudre la section géographique de Kiew et de bannir de l'Oukraïne, avec la défense d'habiter les capitales, les deux membres de cette section, MM. Dragomanow et Tchoubinsky. C'est elle aussi qui rédigea l'oukase en question.

La composition de cette Commission et les mesures proposées par elle peuvent donner une idée de la situation juridique faire à la littérature en Russie.

Le degré de moralité des hommes de lettres dans ce pays s'explique par le fait suivant : Au moment dont nous parlons, comme en 1863, les dénonciations venant de la part d'hommes de lettres et de savants, précèdent et provoquent les mesures prises par le gouvernement.

Cette fois, les dénonciations venaient du Kiewlianine, édité par M. le professeur W. Choulguine, avec un subside du ministère de l'Instruction publique ; du Golos, à la rédaction duquel prend part M. le professeur Bilbassoff et quelques-uns de ses collègues, futurs champions du parti national-libéral russe ; du Messager Russe à Moscou, édité par les professeurs Katkoff et Lioubimoff ; du professeur de Kiew, Gogotzky, du président du comité slave de Kiew, Riguelmann, et autres. Le mutisme complet des honnêtes gens de la presse laissait le champ libre aux dénonciateurs.

Telles sont les conséquences de l'influence qu'exerce la situation politique de Russie sur les hommes de lettres et les savaient. Telle est la situation de la presse en Russie ! Mais nous ne nous arrêterons pas davantage sur ce sujet. Il y aura sans doute au Congrès des représentants de la littérature dominante en Russie ; et ils sauront, mieux que nous, dire dans quelle situation elle se trouve.

Nous revenons à l'oukase, qui proscrit la littérature de la Russie méridionale.

Le gouvernement a tué la propagande des connaissances humaines parmi les masses populaires. Pendant les dernières années, on a distribué des dizaines de mille éditions oukraïniennes. En 1874-76, les trois quarts de ces éditions furent consacrés à la popularisation de la science. Tous les amis de la propagation de la science et de la littérature démocratique ont le devoir de protester contre l'acte commis par le gouvernement de toutes les Russies.

Mais le Congrès de Paris a un but plus spécial : celui de garantir le travail littéraire, d'améliorer la situation des hommes de lettres.

Il est inutile de prouver que la proscription de la littérature oukraïnienne porte un coup fatal aux droits des hommes de lettres de ce pays.

Voici pourquoi nous avons trouvé nécessaire d'en référer au Congrès, et de lui présenter une esquisse historique de la littérature proscrite par un oukase impérial ;

Tout ce que le travail des hommes pourrait produire en langue oukraïnienne est proscrit d'avance dans un État de l'Europe !

Les hommes de lettres de la Russie méridionale ont à choisir : Ou bien ils vont se taire, ou bien ils se trouveront forcés de quitter la patrie pour se soumettre à la tolérance des gouvernements étrangers, ou bien ils doivent trouver un moyen d'envoyer clandestinement leurs manuscrits à l'Étranger sous le risque de subir la peine de l'exil. Car tout homme apportant un livre imprimé en Petit-Russien, tout homme ayant chez lui un livre Petit-Russien, ne fût-ce que l'Évangile, court le même risque.

Le gouvernement a déjà destitué quelques instituteurs parce que la police a trouvé chez eux des oeuvres scientifiques traitant les questions de littérature de l'Oukraïne et autrefois permis par la censure gouvernementale. Les membres du Congrès se feront facilement une idée sur la situation de la littérature, des écrivains et des lecteurs dans la Russie méridionale.

L'ordre du jour du Congrès suppose l'acceptation des résolutions et des projets dans le but d'améliorer l'état actuel de la littérature et des littérateurs dans les divers pays. Nous voulons seulement mettre au grand jour cette injustice criante dont nous sommes les victimes en Russie, ayant la certitude que le Congrès ne restera pas indifférent à nos réclamations et trouvera un moyen pour nous venir en aide.

Genève, 1er juin 1878.

Michel Dragomanow.
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