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M. Tyszkiewicz - La littérature ukrainienne

 
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Paul



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MessagePosté le: Lun Juil 23, 2007 10:11 am    Sujet du message: M. Tyszkiewicz - La littérature ukrainienne Répondre en citant

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M. Tyszkiewicz - La littérature ukrainienne

Les 16 parties de cet ouvrage, qui s’arrête au début du XXe siècle, sont accessibles en cliquant sur la chacune d’elle telles qu’elles figurent sur le lien : http://membres.lycos.fr/mazepa99/MT-LU/MT-LU16.HTM

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Placé sur les confins de l'Europe et de l'Asie, l'Etat de Kyïv était puissant. L'historien polonais Lelewel dit qu'au IXe siècle la Pologne n'était connue qu'autant que la route qui la traversait menait en Ruthénie.

Kyïv, riche centre de commerce, était aussi un centre de culture. La dynastie et l'organisation militaire étaient scandinaves (rousso-varègues), donc européennes et proches des mêmes organisations en Suède, Normandie, Angleterre, Sicile, au point que nous avons vu des historiens scandinaves raconter les exploits des Rousso-Varègues devant Constantinople comme des faits historiques se rattachant à leur patrie. Mais le puissant Etat de Kyïv avait embrassé aussi, avec la religion orthodoxe, la culture byzantine. Des influences touraniennes, khosares, bulgares, venaient réagir sur les nombreuses races slaves qui le formaient. La langue officielle, celle de l'église, était le bulgare, appelé vieux slavon ou slavon d'église, introduit par saint Cyrille dans le monde slave orthodoxe, et qui devait avoir une influence prépondérante sur la formation des langues écrites, russe et ruthène. Cette langue ruthène primitive, imprégnée de bulgare, devenait incompréhensible pour le peuple. D'ailleurs, les monuments importants qu'elle nous a laissés ne nous sont parvenus que par des copies, et ne nous en donnent pas une idée assez nette. Ils sont toutefois remarquables et quoique la langue en soit assez différente de la langue ukrainienne moderne, ils appartiennent à l'Ukraine non seulement par les sujets qu'ils traitent, mais surtout par la mentalité et le caractère national nettement accusés de leur auteur.

Ce sont, dans le domaine de l'histoire, les chroniques, et notamment celle dire de Nestor du XIIe siècle, celle de Kyïv (elle finit en 1201) et celle de Galicie-Volhynie (qui finit à l'année 1292), qui la continue. C'est un merveilleux assemblage de légendes et de faits historiques, racontés avec une naïveté, une vivacité charmante dans la première, un soin d'exactitude plus grand dans la seconde, un sentiment plastique et une remarquable poésie dans la chronique galicienne-volhynienne. Leur caractère national est indiscutable, elle "sentent la steppe" comme s'exprime le savant russe Veselovsky. "Elles expriment le caractère de toute une autre population, d'une autre nature", dit l'historien Solovioff en les comparant aux chroniques grand-russiennes.

Rien de plus naïf et de plus caractéristique que la légende de l'apostolat de saint André raconté par Nestor. Le saint apôtre après avoir planté la crois sur une des belles montagnes de Kyïv, remonte le Dnieper et va jusqu'à Novgorod pour aller chez les Varègues "et à Rome", où il raconte à ses auditeurs étonnés la manière dont se baignent les habitants grands-russiens de Novgorod. Le bain de vapeur "à la russe" remplit d'étonnement l'apôtre ou plutôt son chroniqueur ruthène, car ce genre de bain est totalement inconnu en Ukraine.

Sans nous attarder sur les œuvres de littérature purement religieuses, comme d'abord le célèbre évangile d'Ostromir (1056—1057) et celui du monastère de Souprasl (XIe siècle), nous trouvons déjà à cette époque des livres de sciences : "le Physiologue", de cosmographie et de géographie ; "la Topographie chrétienne" très fantastique, cela se comprend, toute une littérature "d'apocryphes" ou de commentaires ou légendes plus ou moins bibliques, où se reflètent les doctrines de nombreuses sectes qui nous venaient de Byzance comme de l'occident (par exemple celles des Albigeois, Cathares ou Vaudois) dont l'index se trouve dans " l'Izbornik " ou almanach de Sviatoslav (1075) et dont l'influence est visible encore dans notre littérature populaire actuelle. Nous avons tout un cycle de romans traduits du grec "l'Alexandria" du pseudo Calysthène, "la guerre de Troie", "le royaume des Indes", etc. Enfin le remarquable voyage en Terre Sainte, au moment même des Croisades, de Daniel "ihoumène de la terre ruthène" (1093-1113), qui alla demander à Baudouin, roi de Jérusalem, la permission de placer, au nom de la terre ruthène, un cierge sur le tombeau du Christ.
Mais l'œuvre littéraire la plus célèbre de cette époque et en même temps son admirable poème épique, c'est la chanson de " la campagne d'Igor " qui rappelle la célèbre chanson de Roland.

C'est l'histoire d'une campagne d'un prince ruthène contre les Polovtsy, une des tribus non slaves qui menaçaient alors l'Ukraine du côté de l'Orient.
Ce poème est certainement l'œuvre d'un grand poète. Ses tableaux sont superbes et sa langue archaïque garde une force, une saveur incomparable, bien que nous n'en connaissions qu'une copie russe du XVIIIe siècle, probablement assez défectueuse.

Il est cependant un cycle de poésies épiques datant de la même époque, qui nous sont parvenues dans toute leurs fraîcheur et leur beauté, et nous offrent les monuments les plus purs de la poésie héroïque du peuple ruthène. Ce sont les chants historiques du IXe au XIIIe siècle, que nous connaissons par l'édition des professeurs Drahomanov et Antonovytch. Nous y voyons revivre, surtout dans les noëls (Kolady), les Kniazes scandinaves et leurs compagnons (droujiny), le héros populaire Ivanko, allant assiéger Constantinople (le Tsaryhrad) et se faire donner comme butin la plus belle fille de la ville, c'est le duel du même Ivanko avec le tsar turc ou touranian (Toursky tsar), qui, malgré ce titre comparativement beaucoup plus récent, se rattache à l'époque scandinave. C'est le mariage d'un "Kniaz", ses batailles, le partage du butin avec ses compagnons, la vie même de ces ancêtres de nos princes, de nos chevaliers, de nos cosaques, de notre peuple tout entier, et nous la voyons revivre dans la langue la plus belle, la plus pure, la plus parfaire que notre poésie connaisse.

Les chants héroïques de l'Ukraine que nous voyons se continuer jusqu'au XVIIIe siècle sous le nom de "Doumys" et que nous ne pouvons comparer en beauté qu'à ceux de la Serbie et que nulle autre nation slave ne possède, sont les sources les plus anciennes comme les plus pures de notre poésie nationale. C'est vers elles que se sont tournés nos plus grands poètes modernes, comme Chevtchenko, qui rappelle le mieux parmi eux, les bardes inconnus de notre admirable épopée héroïque.

C'est au XIIIe siècle (1224—1240) avec l'effroyable invasion tartare, que s'ouvre une nouvelle époque pour notre littérature comme pour notre histoire. La catastrophe fut telle qu'il se trouva des écrivains russes, comme le panslaviste Pogodine qui établit toute une théorie ethnographique, basée sur cet événement capital, pour s'expliquer l'abîme qui sépare la Russie de la Ruthénie. Selon lui les Russes actuels (Moscovites) seraient les descendants des Ruthènes primitifs qui auraient fui l'invasion dans les forêts finnoises, et les Ukrainiens seraient une race nouvelle, polonaise, descendue des Carpathes pour les remplacer. Cette théorie a été combattue et réfutée par Maksymovytch et Antonovytch.

En réalité l'invasion des Tartares qui eut une si grande influence sur le sort politique de notre pays en permettant la formation sous son protectorat de l'Etat moscovite et en nous livrant complètement à l'influence européenne, ne détruisit nullement notre ancienne culture. En se retranchant autour de Moscou, elle le livrait à quatre siècles de culture asiatique, mais elle nous rendait à l'Occident, à notre propre culture, que nous commençâmes par imposer au conquérant lithuanien. En chassant les Tartares de notre pays, les princes lithuaniens étaient moins des conquérant que des libérateurs. Comme les Scandinaves qui nous avaient donné leur nom à l'aube de notre histoire, les Lithuaniens devaient se fondre dans la race autochtone.

Ce n'est pas la Lithuanie qui a conquis la Ruthénie, c'est le contraire qui a eu lieu. La Lithuanie se ruthénise, prend la langue, la religion, les mœurs et les lois des pays qu'elle arrache à l'invasion tartare. Le Code (Statut) de Lithuanie est écrit en ruthène comme le code de Jaroslav (Ruskaia Pravda) et les Jagellons vont porter jusque sur le trône de Pologne la culture ruthène : dans la cathédrale de Cracovie, où on les couronne et les ensevelit, ils érigent une chapelle ruthène avec des fresques byzantines peintes par nos artistes et avec de longues inscriptions ruthènes.

La langue ruthène est obligatoire dans les tribunaux, les actes officiels et ceux qui émanent de la chancellerie royale jusqu'à l'aube du XVIIIe siècle. C'est le triomphe de la civilisation ruthène, qui dure depuis Guedymine (1344) jusqu'après l'Union (de Lublin) avec la Pologne (1569) et ne cède tout à fait à l'envahissement polonais qu'au XVIIIe siècle.
La langue archaïque des documents dont nous parlons est toujours sous la domination du vieux slavon, elle se teinte maintenant de polonais et vers le XVIIe siècle de latinisme, mais elle ne perd pas son caractère ruthène. On a prétendu y voir la prédominance du blanc-russien. Nous croyons le contraire. Il est même étonnant que la langue du "Statut" et de "la Métrique" de Lithuanie en soit si peu imprégnée.

Ces documents historiques sont un précieux trésor de la culture ruthène ; nous y voyons toute la vie d'une société, de plusieurs nations qu'unit notre culture, d'une élite formée par les écoles de Padoue, d'Oxford et de Louvain, policée aux cours d'Italie et d'Autriche, docteurs en Sorbonne venant écrire en ruthène à Vilna, à Kyiv ou à Leopol (Lemberg – Lwów – Lviv).

L'art de l'imprimerie, chassé de Moscou par Ivan le Terrible, devait trouver dans le pays ruthène imprimé, "le Psautier", devait paraître à Cracovie, chez l'imprimeur allemand Schweipolt Fiol par les soins de l'hetman Constantin duc d'Ostrog, célèbre guerrier, vainqueur des Russes à Orsza et dont le beau monument funéraire se trouve au monastère de la Lavra de Kyïv, soigneusement caché aujourd'hui aux yeux des fidèles. Puis vient la Bible de Fr. Skoryna, parue à Prague en 1517, mais dont la langue rappelle plutôt celle de la Ruthènie-Blanche, et les éditions de Zabloudov, sorties d'une imprimerie fondée par l'hetman Khodkevytch ; enfin la célèbre Bible d'Ostrog (en 1580), imprimée par ordre du duc Constantin II-Wassyl, palatin de Kyïv.

Le rôle de ce mécène ruthène, qui s'entoure de savants venus du mont Athos comme de tous les pays orthodoxes, fondateur d'une académie dans l'enceinte même de son château, est connu. Il a été célébré surtout par les écrivains russes orthodoxes, comme défenseur acharné de leur foi. Son rôle politique fut plus effacé et malgré qu'il se permit de maudire en ruthène le roi Sigismond III en plein Sénat, il ne sut pas défendre les intérêts de sa nation au moment de l'Union de 1569. D'autres le firent mieux et partagèrent aussi ses mérites comme protecteurs de la culture. Au XVIe siècle notre pays se couvrit d'imprimeries ; nos seigneurs, comme les ducs de Sluck, possédaient des bibliothèques qui firent l'admiration de l'historien polonais Stryjkowski. Malheureusement cette culture devint de plus en plus étrangère, de moins en moins nationale, et dominante du côté des Lithuaniens et même en Moldavie, elle dut céder sous la pression de la civilisation polonaise.

Mais c'est dans cette lutte, d'abord religieuse et sociale, puis politique et nationale, que devait apparaître une littérature nouvelle, polémique surtout. Délaissée par ses grands, car déjà les fils de Constantin Ostrogski se polonisaient, mais non sans une lutte trop peu connue qui prolongea le rôle politique de l'aristocratie ruthène près d'un siècle encore après l'Union de Lublin, la nation ruthène trouva des défenseurs d'abord dans ses organisations : les confréries (Bratstva) dans lesquelles entrèrent les bourgeois comme les nobles, et les Cosaques, espèce de confrérie militaire dont le rôle historique devait atteindre la plus grande importance.
Parmi nos polémistes religieux les plus connus de cette époque nous devons citer du côté orthodoxe : Herasime Smotrytzky [Herassym Smotrytsky], recteur de l'Académie d'Ostrog, Bronsky (Filalète), Kopystensky, Melète Smotrytsky, plein de talent et qui passa à l'Union vers la fin de sa vie, plusieurs métropolites comme Petro Mohyla, fils d'un souverain moldave, et Sylvestre Kossov, qui ne voulait pas signer le traité de Péréiaslav avec Moscou, puis Innocent Gisel, Lazare Baranovytch, etc. ; du côté de l'Union : le métropolite Hippace Poty, Kassien Sakovytch, recteur de l'Académie de Kyïv, l'archimandrite Fedor Skoumine, etc.

Beaucoup d'entre eux firent paraître des grammaires slavones et grecques, la première à Leopol [Lviv] en 1591, puis celles de Zizani, Berynda, (le Lexique à Kyïv - 1627) et des œuvres de popularisation scientifique. Dans les deux camps nous remarquons le même patriotisme, le même amour de la gloire passée, une claire conception de la conscience nationale.

Mais le plus éloquent parmi eux fut un pauvre moine Jean Wyschensky du mont Athos ; il nous a laissé une vingtaine de lettres écrites, dans lesquelles il se montre violent démagogue, ardent patriote ou plutôt amoureux inconscient de sa terre et de sa langue, ainsi que de sa foi, comme le pauvre peuple dont il sort, dont il partage les colères, la mentalité, l'amour. C'est avant tout un écrivain du souffle le plus ardent et le plus éloquent. Il se dresse contre les injustices, la corruption et l'opulence des évêques et des grands, contre le roi lui-même qu'il ne craint pas de comparer (un peu légèrement, il faut l'avouer) à Néron et à Nabuchodonosor. Dans l'instruction, il se montre quelquefois l'ennemi de cette culture étrangère qui est venue en somme humilier sa religion antique, reprendre à son pays ses princes et ses grands. Et c'est là qu'il trouve les accents les plus forts et les plus douloureux. Il aime "son simple chant ruthène" à l'église, "ces pauvres serfs qui n'ont pas de quoi recouvrir leur misère", ces ouvriers qui ne jouissent pas de droits égaux car ils sont ruthènes, et dans un superbe élan de patriotisme, il maudit ces grands qui délaissent leur foi et leur nationalité, au nom de "cette terre qu'ils foulent de leurs pieds, qui se plaint qui gémit et qui pleure".

L'Académie de Kyïv, fondée en 1632 par le métropolite Petro Mohyla, fut un foyer de lumière non seulement pour l'Ukraine, mais aussi pour tous les pays slaves orthodoxes, et surtout pour Moscou. C'est là que Pierre le Grand vint chercher des réformateurs et des savants, qui malgré tout le côté scolastique de leur science, étaient pour le nouvel empire, un facteur de progrès. Ce furent le célèbre Théophane Prokopovytch (1681—1736), Lopatynsky, Stephane Javorsky et d'autres. Malheureusement, l'activité de l'académie restait malgré tout en retard et à côté du grand mouvement intellectuel européen. Déjà en 1659 les signataires cosaques du traité de Hadiacz avec la Pologne demandaient le droit de fonder deux universités en Ukraine, convaincus de l'insuffisance de l'académie Mohylienne. Elle devait avec le temps, après avoir imposé son autorité à Moscou, subir elle-même l'influence politique de cette dernière, devenir avec tout le clergé orthodoxe un agent de russification et comme d'un côté en Ukraine polonaise le catholicisme devenait un agent de polonisation, l'orthodoxie devint de l'autre l'auxiliaire du centralisme russificateur. Soumise non sans lutte au patriarcat de Moscou en 1696, l'Eglise ruthène nationale se russifia et russifia à son tour. Renfermée dans les cadres étroits d'un byzantinisme officiel, elle cessa d'être un agent de culture.

Cependant la culture religieuse nous laissait un de ces produits profanes, sorti de l'occident, des "Mystères" du moyen âge, qui faisait revivre dans les écoles religieuses et introduisait dans les "intermèdes" des "tragi-comédies" écrites en polonais ou en slavon, la langue vivante et les mœurs de notre peuple. L'honneur de la première pièce écrite dans ce genre avec intermède en ruthène, qui fut présentée à Kamientetz-Podolsky en 1619, revient à un prêtre catholique, Jacques Hawatowicz (1598—1679). Une seconde, un drame de la Passion, œuvre d'un moine ruthène Joachim Wolczkowicz, parut à Lemberg [Lviv] en 1631. Mais ce fut dans les "Athènes Ruthènes", comme appelaient Kyïv les élèves et les professeurs de son académie, que ce genre fleurit spécialement. Les pièces de Dolhalewsky étaient les plus connues. A ces produits d'un caractère satirique très marqué, vint se joindre toute une série de vers satiriques ou "Psaumes laïques" sur différents événements : "La victoire de Beresteczko" (1661), "Lamentations de la Petite-Russie sur les Polonophiles", "Mazeppa et Palij", "L'introduction du servage en Ukraine" et la "Conversation de la Grande-Russie avec la Petite" 1) (1762) écrite par Sémène Didovytch, interprète attaché à la chancellerie générale de l'armée cosaque.

L'époque historique que l'Ukraine traversa depuis l'invasion tartare jusqu'à la perte de ses droits politiques sous la domination russe eut ses historiens comme l'époque précédente. Epoque de lutte et de grands mouvements populaires, où l'idée nationale fut d'abord représentée par le clergé et l'aristocratie, puis s'incarna dans l'organisation cosaque. Sous la dynastie lithuanienne et plus tard, nous voyons de nombreuses chroniques ; celles de Lvov [Lemberg - Lviv], de Kyïv, de la Ruthèno-Lithuanie (au XVe siècle), au XVIIe siècle des mémoires (de Samuel Zorka, secrétaire de Khmelnytsky, de Ievlachevsky, de Khanenko, de Markovytch, et d'autres), enfin les chroniques cosaques, dont celles du "Samovydetz" (1670—1701), un anonyme signant "un témoin", Hrabianka (1710), Velytchko (1690 jusqu'à 1728).

La chronique du "Témoin" se rapproche beaucoup dans sa langue de la langue populaire, malgré que la mentalité de son auteur soit celle d'un "schlachtytch" ou noble ukrainien de son temps, "un bourgeois", dirait-on aujourd'hui. Son hostilité envers la démocratie cosaque et son indifférence envers les masses populaires en font foi. Ses détracteurs politiques actuels lui reconnaissent cependant une grande objectivité dans ses jugements.
Hrehor Hrebinka ou Grabianko (1737), d'après la prononciation polonaise, important dignitaire cosaque et compagnon d'infortune de l'hetman Pavlo Poloubotok dans sa prison de St-Pétersbourg, nous a laissé une histoire des guerres cosaques sous Khmelnytsky, écrite dans un style ampoulé et sans valeur littéraire. Bien différente est la Chronique de Velytchko, le plus intéressant de ces chroniqueurs cosaques, d'une valeur littéraire absolue et d'un grand patriotisme. C'est avec émotion que nous relisons dans son "Introduction" ces lignes, redevenues d'une réalité si triste aujourd'hui :
"En traversant l'Ukraine petite-russienne, de l'autre côté du Dniepr [Dnipro], la Volhynie, le duché ruthène jusqu'à Lwów [Leopol - Lviv], Zamost, Brody et plus loin, j'ai vu de nombreuses villes et des châteaux vides et déserts, des fortifications (terrassements), élevées autrefois par la main de l'homme, hautes comme des collines et des montagnes, et qui ne sont habitées que par des bêtes féroces. Quant aux murailles (villes), comme j'en ai vu à Konstantynov, à Berdytchiv, à Zbaraz, à Sokal, que nous avions rencontrées dans notre campagne militaire, les unes étaient presque vides, les autres désertes, détruites, rasées jusqu'à terre, suintant la pourriture, couvertes d'une végétation inutile et où seules des vipères et d'autres reptiles et vers faisaient leur nid. J'ai vu les immenses champs et les lointaines vallées de l'Ukraine petite-russienne, ses forêts et ses larges jardins, ses pâturages où poussent les chênes, ses fleuves, ses étangs, ses lacs déserts couverts aujourd'hui de mousse, de roseaux et de plantes inutiles. Et ce n'est pas étonnant que les Polonais aient regretté la perte de l'Ukraine [Oukraïne], qu'ils appelaient et déclaraient dans leurs manifestes leur paradis, car avant la guerre elle fut comme une seconde terre promise, où coulaient le miel et le lait. J'ai vu encore là en différents endroits beaucoup d'ossements humains, desséchés et nus, n'ayant que le ciel pour les couvrir et je me suis dit : à qui sont-ils ? Et ayant regardé à satiété tant de choses mortes et désertes, j'ai souffert dans l'âme et dans le cœur, que cette terre si belle et si riche en toute chose et notre patrie ukrainienne petite-russienne soit changée en désert par Dieu et que ses habitants, nos glorieux ancêtres, soient devenus inconnus..."

Pour raconter l'histoire de sa patrie "à son curieux lecteur petit-russien, en style simple et dialecte cosaque", il s'adresse à des historiens connus, comme l'allemand Puffendorf, le cosaque Zorka et le polonais Twardowski. Il a d'ailleurs en main des documents officiels et des lettres de personnages historiques car il sert dans la chancellerie générale cosaque. Il signe cette "Introduction" : "le vrai fils et serviteur de la Petite-Russie", qui est pour lui "notre mère", "notre douce patrie", "notre patrie ukrainienne." Il est l'idéologue et le défenseur de "sa nation ruthèno-cosaque", de "ses antiques libertés".

C'est l'époque où le Cosaque, sorti du peuple ou plutôt de toutes les classes d'un peuple unies dans la même organisation et le même idéal populaire, devient un héros national. Le clergé le proclame et ne lui ménage pas l'encens, lui fait continuer la gloire des St Volodymyr et d'autres grands saints et grands guerriers de "la monarchie Roxolane". Mais c'est le peuple lui-même qui a le mieux glorifié et chanté ses héros dans sa poésie épique, "les Doumys", dont nous avons déjà parlé. Il chante le Cosaque "Baïda" (le prince Dmytro Vychnevetsky, chef cosaque) supplicié par les Turcs à Constantinople, et qui selon la tradition, précipité d'une tour et accroché à un pieu en tombant, aurait encore tué à coups de flèches le sultan venu pour assister à son exécution. Et puis c'est Samiïlo Kychka, c'est Semène Paly, l'ennemi de Mazepa, qui revivent dans les chants des Kobzars, bardes populaires dont A. Rambaud a parlé avec tant de talent. Ce sont des cosaques assaillis par une tempête sur la mer Noire, d'autres prisonniers, que vient secrètement délivrer la Maroussia Bohouslavka, la fille d'un pope (1), enlevée par les Turcs et devenue femme d'un pacha. Nous les voyons pleurant, "dans le lourd esclavage turc, le bagne des infidèles", leur patrie :

"Ces eaux tranquilles
Ces claires aurores
Ce pays riant
Ce monde chrétien..."

puis, après la lutte terrible avec la Pologne que chante notre peuple dans tout un cycle de chants, il aperçoit la Russie inconnue jusqu'alors, mais qu'il voit déjà hostile et menaçante :

" Un nuage noir est venu, un autre sombre l'a suivi.
Nous avons eu la Pologne, nous avons la Russie. "

et dans de superbes lamentations, il chante la "Ruine de la Sitch", le camp et le palladium cosaque.
Après les chants historiques et politiques, vient tout un monde de chants érotiques, admirable cycle de pure poésie lyrique, que les slavistes et les ethnographes apprécient au plus haut point.

Cette poésie a donné lieu à toute une littérature. Sans compter les slavistes et ethnographes ukrainiens, russe, polonais, tchèques et croates, A. Rambaud (Les chansons de l'Ukraine), l'anglais Ralston (Little Russian Poetry, 1874), les allemands Bodenstedt et Frantzoz en ont parlé avec enthousiasme.

Le professeur Jagitch appelle notre poésie populaire la plus riche et la plus belle des poésies populaires slaves. Voici ce qu'en a dit le poète russe Alexis Tolstoï : " Mon frère est arrivée d'Ukraine et en a apporté des motifs populaires enchanteurs. Ils m'ont ému. Aucun peuple ne s'est exprimé lui-même dans ses chants avec une telle beauté et une telle force que le peuple petit-russien. En les écoutant on comprend mieux le passé qu'en lisant Gogol."

Pour nous, cette ancienne poésie populaire est aussi au-dessus de toutes les œuvres écrites chez nous à la même époque, dont la valeur est plus historique que littéraire. Elle est un pur chef-d'œuvre, c'est l'âme vivante de notre peuple.


(1) Elle rappelle un personnage historique, la fameuse Roxolane, femme de Soliman Ier, célèbre par l'influence qu'elle eut sur lui. Elle était la fille d'un prêtre ruthène (de Rohatyn, Galicie), son portrait se trouve aux Uffizi de Florence.
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L'Ukraine russe perd son autonomie à la fin du XVIIIe siècle. Après avoir été offerte, avec le titre de "duché de Kyïv", au duc de Marlborough, que Pierre Ier voulait attacher à son service, après avoir tenté les ambitions du Maréchal Münich, de l'hetman Razoumovsky et du prince de Tauride, Potemkine, elle devient par ordre de Catherine II, une simple province russe. Une à une s'en vont ses libertés. Catherine commence une guerre à mort non seulement aux institutions politiques et aux antiques franchises, mais à la conscience nationale de ce peuple, dont il lui échappe d'admirer les vertus en parlant du dernier hetman. Il faut, dans les intérêts de l'absolutisme "éclairé" qu'elle représente, détruire "l'opinion immorale, selon laquelle ils (les Petits-Russiens) s'envisagent comme une nation absolument différente de la nôtre..." lutter contre leurs fausses et inconvenantes idées républicaines. "Il faut russifier", annonce enfin l'impératrice dans un ecrit secret au prince Viaziemsky. "La Petite-Russie, la Livonie et la Finlande sont des provinces qui se gouvernent par leurs propres lois qui leur ont été confirmées ; il serait très inconvenant de les abolir toutes à la fois ; ce serait plus qu'une faute, je dirais même une vraie sottise, de les appeler étrangères et de les traite en conséquence... Il faut les amener de la manière la plus délicate à se russifier." C'est la politique que suivent encore sans résultat les Russes chez nous, avec cette différence, remarque justement M. Efremov, que la "convenance" dans les procédés employés est de moins en moins gardée.

Mais bien avant il s'était déjà trouvé un instrument de dénationalisation et de centralisation dans l'Eglise orthodoxe. La russification date de loin. En 1690, toutes les éditions ukrainiennes de livres religieux étaient brûlées impitoyablement 1) par ordre du patriarche, en 1720 on défendit d'imprimer en ukrainien "pour qu'il n'y ait aucune différence et aucun dialecte". Un an après (1721) nous voyons l'installation de la censure. En 1724, l'archimandrite de la Lavra de Kyïv est condamné à une amende de 1000 roubles pour avoir permis l'édition, dans sa typographie, d'un livre qui "n'était pas tout à fait exact avec le grand-russien". Vers la fin du XVIIIe siècle, la langue russe est finalement introduite comme obligatoire à l'académie de Kyïv. Le nombre des écoles, sous un pareil régime, diminua considérablement et le pays, si cultivé encore au XVIIe siècle, comme nous l'assure le patriarche grec Alexis, devait devenir presque illettré pour la grande masse de ses habitants. Les classes supérieures seulement furent atteintes par la russification, les gouvernants à cette époque ne tendant qu'à ce but, tant en Russie qu'en Pologne.
Vers la fin du XVIIe siècle on n'écrit plus qu'en russe ou en polonais en Ukraine.

Mais l'âme nationale n'était point atteinte. Même en russe, les Ukrainiens exprimaient toujours le même amour de leur propre patrie, et de ces milieux russifiés de la noblesse devaient s'élever les protestations les plus énergiques contre l'oppression étrangère, la voix du patriotisme le plus ardent.

L'Histoire des Russiens ou de la Petite Russie en est une preuve frappante. Cet ouvrage anonyme, attribué à tort à l'archevêque Konissky (on y aperçoit un anticléricalisme assez prononcé. L'auteur y parle de "M. de Voltaire" sur un ton élogieux que ne serait pas permis un prélat orthodoxe) et qui, selon MM. Hrouchevsky et Efremov, est l'oeuvre du grand patriote Grégoire Poletyka, député de la noblesse petite-russienne, est comme une seconde protestation contre l'abolition de l'autonomie de l'Ukraine [Oukraïne] à côté de celle, si connue, que Poletyka prononça en 1767 sous le titre de "Réplique".
Elle ne fut imprimée qu'en 1846, mais, à la fin du XVIIIe siècle déjà, elle circulait dans de nombreux exemplaires manuscrits. Très peu documentée, pleine d'erreurs historiques, elle n'en fut pas moins, pour les Ukrainiens , le livre le plus passionnant de cette époque. C'est là que vinrent puiser nos historiens et notre plus grand poète Chevtchenko. Ce livre eut un puissant effet sur leur mentalité. A côté d'une haine violent pour le joug polonais, dont la tradition reste toujours vivante dans notre littérature comme dans notre peuple, nous y voyons une notion très nette des sentiments que devaient avoir alors les hommes politiques de l'Ukraine envers la Russie. Les "Russiens", selon l'auteur, sont "un peuple libre", différent des Polonais comme des Russes qu'il appelle encore Moscovites. "Quelle est la punition, demande-t-il, qui attend ceux qui ont répandu à larges flots le sang du peuple russien, depuis l'hetman Nalyvaïko, seulement parce que ce peuple a cherché sa liberté sur son propre sol ?" En parlant des abus terribles du ministère sous le favori Biron, il s'écrie : "Si le doigt de Dieu fouillait dans la terre où nous nous trouvons, une fontaine de sang en jaillirait... Les fonctionnaires russes qui nous gouvernent ne connaissent pas nos lois ni nos coutumes et, presque illettrés, ne savent qu'une chose c'est qu'ils sont nos maîtres en tout, à l'exception de nos âmes." Il se plaint des mauvais traitements infligés à nos soldats en 1755, pendant la campagne de Prusse, seulement à cause de leur langue que leurs chefs ne connaissaient pas et méprisaient.
Notre second écrivain politique, fort connu par sa protestation contre le nouvel ordre de choses dans son Ode sur l'esclavage, est le comte Vassyl Kapnist. Son rôle politique et sa correspondance si curieuse avec la cour de Berlin appartiennent à l'histoire.

Mais il nous reste à parler d'un écrivain de tout autre ordre, le plus populaire de l'Ukraine à cette époque, Grégoire Skovoroda [Hryhory Skovoroda] (1772 jusqu'à 1794). Ce philosophe, qui rappelle Diogène et J.-J. Rousseau, fut surtout un rationaliste. 1) Le meilleur historien de notre littérature, M. Efremov, l'envisage cependant comme le représentant le plus pur de l'hédonisme. Vivant en nomade et souvent de la vie du peuple, il a laissé toute une oeuvre manuscrite qui, à cause de la censure, ne fut imprimée qu'en 1836, mais n'en fut pas moins très connue et très recherchée de son vivant. Bien qu'il écrivît dans une langue mélangée de russe et d'ukrainien, ses sentiments envers sa patrie, "sa mère la Petite-Russie", sont bien connus et dans ses vers intitulés De libertate on voit bien de quelle liberté il veut parler :

Qu'est-ce que la liberté ? Que vaut-elle ?
Les uns disent qu'elle est d'or.
Non : si nous le lui comparons,
Cet or est encore de la boue !...
Sois glorifié pour toujours, ô toi homme élu,
Père de la liberté, notre héros Bohdan.

C'est à Bohdan Khmelnytsky qui secoua le joug des Polonais qu'il adresse, mais il est évident que ses opinions sont dans cet ordre d'idées "immorales, fausses et inconvenantes" que Catherine tenta d'exterminer et qui devaient revivre plus fortes que jamais, quelques années à peine après sa mort, avec la renaissance de la littérature ukrainienne.

Pour l'Ukraine le règne des ténèbres était arrivé. Partagée entre la Russie et la Pologne, elle avait cessé de vivre politiquement. Sa langue, la langue des Jaroslav, des Jagellons, des Ostrogski, des Sanguszko, n'était plus parlée que par des paysans. La "Constitution" de l'année 1696 1) ou loi promulguée par la Diète, l'avait supprimée dans les tribunaux et les actes officiels de l'Ukraine polonaise. A peine si elle existait dans les écoles primaires confiées aux moines ruthènes de l'ordre de Saint-Basile. Les classes élevées polonisées subissaient la triste culture de l'époque de décadence, qui précéda la chute de la Pologne, un mélange d'obscurantisme jésuitique et démocratique. Les descendants des élèves de la Sorbonne, des universités de Padoue, de Louvain et d'Oxford, ne savent plus lire souvent, déchus politiquement et intellectuellement, ils fraternisent avec le " szlachcic " polonais et renient le paysan ruthène qui, lui, garde intacts son rite, sa langue et sa nationalité.

Cet état de choses n'a rien de spécial. Il est identique à celui que nous voyons chez les Slaves germanisés en Bohême, en Moravie, et en Silésie parmi les Polonais eux-mêmes. La vie de notre peuple se trahissait alors sous la domination polonaise par de terribles jacqueries (révoltes de "Haïdamack") fomentées par la Russie et cruellement réprimées ensuite par les armées polonaises et russes réunies (les généraux Stempkowski et Kretchetnikoff). Cette époque a donné quelques "doumys" populaires que devaient suivre bientôt des "doumys" sur le servage. Le sentiment national se fait jour cependant à travers la dure écorce de la civilisation étrangère. Il se forme au XIXe siècle à l'époque du romantisme, dans les milieux polonisés de l'Ukraine, toute une école littéraire (Szkola ukrainska) avec les poètes Sevérin Gosczynski, Olizarowski, Groza, T. Padoura et le plus remarquable, Bohdan Zaleski, poète lyrique par excellence, profondément ukrainien de coeur, qui demande à Dieu, après là mort :

Donne-moi l'Ukraine au ciel !
(Daj mi ukraine w niebie !)

mais il le dit en polonais. D'autres, comme Padoura, attaché à la cour du prince Sanguszko, un grand seigneur ruthène polonisé, écrivent aussi en ukrainiens. Sev. Duchinski, historien remarquable, émet toute une théorie historique ukraino-polonaise. Ecole et tendance méconnues du côté polonais et ukrainien et qui attendent encore un historien.

Du côté russe nous avons Gogol, que est venu suivre Korolenko et quelques autres encore, ukrainiens de langue russe, comme J.-J. Rousseau est Suisse et Maeterlinck est Belge de langue française ; ils n'appartiennent pas comme eux à la littérature de leur pays. Ils sont d'ailleurs fortement imprégnés de culture russe. Gogol adore l'Ukraine, mais son oeuvre reste russe et à cet égard il occupe pour nous la même place que Pouchkine et Ryleef. Ce dernier accentue même plus, dans ses beaux poèmes "Woïnarowski" et "Naliwayko", le sentiment de patriotisme ukrainien. Nous n'avons nul besoin de disputer Gogol à la Russie. La littérature ukrainienne possède aujourd'hui des romanciers et des nouvellistes qui lui sont bien supérieurs.

C'est à Kotliarevsky, appelé avec raison le père de notre littérature moderne, que nous le devons. La renaissance de notre littérature correspond au réveil national des peuples slaves en général, elle précède celle de la littérature russe, qui naissait à peine et attendait Pouchkine et Kryloff pour apparaître libre des liens slavons et officiels. Seule la littérature polonaise, avec Krasicki et remontant jusqu'à Kochanowski, était plus ancienne. Mais l'éclosion de la nôtre précède de beaucoup celle des littératures tchèques et des Slaves balkaniques.
C'est en 1798 que parut le premier livre dans notre langue moderne, je ne dis pas populaire, car l'Enéide de Kotliarevsky est écrite dans une langue formée déjà et cultivée, plus même que celle de notre plus grand poète Chevtchenko, tout en restant la langue du peuple. Jusqu'à cette époque, nous avions trois langues : l'ancienne langue d'église, rapprochée par cela même de la langue d'église russe qui n'était, comme nous le savons, que l'ancien bulgare (slavon), la langue officielle et archaïque de nos documents, teintée de ce même slavon d'église, de polonismes et de latinismes, enfin la langue vivante du peuple.
Kotlarevsky accomplit l'oeuvre immortelle de la relever et d'en faire une langue littéraire, en faisant pour sa patrie de que Lomonossoff et Pouchkine avaient fait pour le leur. Nous allons parler de lui-même, de sa vie :

Né en 1769, à Poltava, fils d'un "diak" ou desservant d'église, il fit ses études au séminaire de Poltava, où il s'imprégna suffisamment de classiques. Tour à tour militaire et fonctionnaire civil, il fut attaché aux généraux-gouverneurs de la Petite-Russie Labonoff-Rostowski et Kourakine, et compléta son instruction lui-même. Elève de Skovoroda dans sa jeunesse, dont nous voyons l'influence dans ses oeuvres, puis franc-maçon, affilié à la loge petite-russienne de Poltava "l'amour de la vérité", membre de la "société biblique", il est en relations continuelles avec l'élite des intellectuels ukrainiens, ces "amis de la langue petite-russienne" auxquels la première édition de l'Enéide fut dédiée.

Son bagage littéraire n'est pas grand. L'Enéide travestie, deux comédies, une Ode au prince Korakine, c'est tout.

Nous sommes tentés d'appeler son Enéide travestie en langue petite-russienne un badinage élégant aux expressions triviales. C'est une satire, à proprement parler, dans le goût de l'époque, d'une grande perfection de forme, d'une saveur et d'une vivacité extraordinaire de langue. L'Olympe que nous y voyons est une Olympe aux pots de vin et aux intrigues bureaucratiques ; les héros et les grands, — avec leurs petitesses, — un peuple — misera plebs — en faveur duquel il éleva la voix avec la force d'un disciple de Rousseau, nous parlent de l'Ukraine des dernières années du XVIIIe siècle.

L'impression produite par ce livre fut immense. Il y eu trois éditions en quelques années, il y en a plus de trente aujourd'hui. Sous la forme d'une plaisanterie innocente, il faisait revivre un passé glorieux, élevait la voix en faveur du peuple dont il relevait en même temps la langue si belle. Nous devons à Kotlarevsky deux comédies charmantes Natalka Poltavka et Le soldat sorcier. La première a de réelles qualités scéniques et n'a pas quitté les planches. Toutes les deux charment par la vérité des types, la vivacité des dialogues et surtout par leur langue. Nous y remarquons aussi avec plaisir le manque de trivialité qui dépare l'Enéide. Kotlarevsky nous apparaît ainsi comme le créateur de notre théâtre.

Dans une Ode au prince Kourakine, excellente de forme comme d'idées et qui nous rappellerait assez une épitre de Voltaire, il se montre non un courtisan courbé devant un puissant seigneur, comme l'a voulu son critique P. Koulich, mais un commensal et un ami, comme le démontre facilement M. Efremov.

Son oeuvre, nous le voyons, est importante. Ce n'est pas un génie, mais c'est un talent, et un grand talent. C'est surtout le créateur de notre langue littéraire moderne, de notre littérature, de notre théâtre que nous saluons en lui. C'est aussi le patriote. D'une main légère il fait voir les dissemblances entre Russes et Ukrainiens.

Dans le Soldat sorcier, nous trouvons la dispute suivante :

Le soldat (Moscovite) — Eh ! Chante-moi, Khokhol, au moins une chanson russe ! Chante : " Eh ! Frère, ça ne marche pas ! "
Mykhaïlo. — La vôtre ?... Va-t'en, avec tes chansons En vérité, elles valent la peine de les apprendre !... Femme, chante-nous une chanson.
(Tatiana chante.)
Le soldat. — Il faut l'avouer, vous êtes des chanteurs de naissance. Nous avons un dicton : les Ukrainiens ne valent rien, mais ils ont une belle voix.
Mykhaïlo. — Ils ne valent rien ? Non, soldat, votre diction ne vaut rien maintenant. Je te dirai seulement : l'étincelle de notre esprit s'est allumée.
Le soldat. — Le dicton est toujours là, vois-tu.
Mykhaïlo. — Le dicton ? Nous en avons aussi sur votre compte, et beaucoup, par exemple : "Sois ami avec un Russe, mais tiens toujours une pierre dans ta main". Et d'où ce dicton est venu, chaque homme sensé le comprendra.

Voici comment il s'adressa à son peuple en parlant du servage nouvellement introduit :

Préparez vos cous pour le joug,
Car selon nos lois pour Khokhol,
Vous ne serez ni boucs ni chèvres,
Mais vous serez des boeufs
Et vous traînerez la lourde charrue
Et les charrettes remplies de bois.

Kotlarevsky a "avec un mot porté la gloire cosaque dans la chaumière de l'orphelin ", comme le dit Chevtchenko ; il a osé, dans l'Enéide, rappeler la Sitch, "glorifier la Poltava suédoise", et "ceux qui se battaient à Bender", et "tout ce qui s'est passé d'éternelle mémoire chez nous dans l'Hetmanat" ; il dit :

Là où l'amour de la patrie nous rend héros,
La force de l'ennemi sera vaine :
Là, notre poitrine ira au-devant des canons,
Là, notre vie vaut un sou, la mort un kopeck,
Là, chaque gars est un héros...

Il n'est pas étonnant que son oeuvre ait laissé une impression si grande. Pour Gogol, comme pour Zaleski, l'Ukraine n'était qu'un souvenir, Kotlarevsky l'a fait revivre. Avec lui, c'est l'Ukraine vivante qui apparaît. Chevtchenko l'a compris et a adressé au père de notre littérature ce cri de joie et de reconnaissance :

Tu vas régner, ô père !
Tant que nos hommes vivront,
Tant que le soleil brillera,
Tu ne seras pas oublié !

Le nom de Kotlarevsky reste, comme nous le voyons, le symbole de notre réveil national en Ukraine comme en Galicie, et les fêtes commémoratives en son honneur ont été la cause de nombreuses manifestations patriotiques. La dernière et la plus imposante a eu lieu en 1913 à Poltava ; pendant plusieurs jours, à l'occasion de l'érection de son monument, les discours, les représentations, les réceptions se sont succédés ; les archevêques et archimandrites bénissaient et parlaient "des deux nations" devant de nombreuses députations de paysans, venus de loin — ils faisaient des centaines de verstes (kilomètres) par un temps affreux pour acclamer leur poète et parler eux-mêmes, devant l'administration et le gouverneur, désarmé et enthousiasmé.

Il est probable que c'est cette fête grandiose qui décida l'administration à défendre toute manifestation à l'occasion du centenaire de Chevtchenko, un an plus tard. La popularité des oeuvres de Kotlarevsky réveilla, chez nous, au début du XIXe siècle sous l'influence grandissante du romantisme et de l'intérêt pour la littérature populaire, un mouvement littéraire, dont les principaux représentants furent Constantin Pouzyna (1790 jusqu'à 1850), auteur d'une ode : "Le paysan petit-russien" dans la préface de laquelle il déclare qu'il est un "vrai Petit-Russien" qui "non seulement pense, mais écrit en petit-russien" et où il se demande : "pourquoi parlons-nous toujours en français, en moscovite, en russe ?" Puis Nossenko, Korsoun, Kornetsky, Alexandrow ; Vassyl Gogol [Vassyl Hohol] (1825) père de Nicolas, nous a laissé une bonne comédie : "Le rustre" ; K. Topola — une plus faible : "Les sortilèges" (1837), Jacques Koukharenko, des nouvelles et quelques comédies.
Il est curieux de remarquer l'essor que prit la presse ukrainienne à la même époque. Par un heureux hasard, la censure dépendait à ce moment (depuis 1803) des autorités universitaires. Il est compréhensible que la seule université que nous possédions à cette époque, celle de Kharkiv, fondée aux frais de ces mêmes "amis de la langue petite-russienne" dont parle l'éditeur de l'Enéide de Kotlarevsky, n'était pas faite pour nous mettre des entraves.

Ses professeurs travaillèrent eux-mêmes à la rédaction des périodiques : "Le nouvelliste ukrainien (Ukrainski Wiestnik)", (1816-1819) "Les nouvelles de Kharkiv". Le "Journal Ukrainien (Ukrainski journal, 1824-1825)", imprimée en russe et en ukrainien, puis vers l'année 1830, seulement en ukrainien, sous la forme de revues-magazines ou almanachs : "L'Almanach ukrainien" (1831) de Sreznevsky et Roskochenko "L'Etoile du Matin" (1833) "L'Antiquité zaporogue" (1832-1838), puis "La Gerbe" Snip (1841) de Korsoun et la "Nouvelle lune" (Molodyk, 1843-1844). Nous voyons s'intéresser à cette évolution, à notre passé et à notre peuple, des Russes eux-mêmes comme Vadime Passek. En Galicie, un Polonais — Zorian Chodavosky (Adam Czarnocki 1825) se passionne pour nos chants populaires et en fait paraître la première édition (1254 numéros). C'est un Géorgien, le pr. N. Tsereteli qui a réuni un autre recueil de nos anciens chants.

En 1818 paraît la première Grammaire de notre langue populaire, de A. Pawlowsky (1804-1873), les savants ukrainiens Mykhaïlo Maksymovytch, professeur et recteur de l'université de Kyïv, Loukachevytch, J. Sreznewski (1812-1880), Osyp Bodiansky (1803-1876), Metlinsky (1814-1870) nous apportent la plus riche moisson de travaux dans le domaine de l'ethnographie ukrainienne.

Parmi nos écrivains qui, après Kotlarevsky, furent les plus connus, il faut citer en premier lieu Petro Artemovsky-Houlak (1790-1866), notre fabuliste, qui se rendit fameux par sa fable "Le maître et son chien" qui est une belle protestation contre le servage et que vinrent suivre quelques traductions de psaumes, une satire "La véritable bonté", une gracieuse "Pêcheuse" et enfin de nombreux vers pleins d'une ironie mordante et d'un scepticisme excessif. Haut placé dans la hiérarchie sociale, Artemovsky n'oublia pas d'écrire des vers de circonstance très loyalistes. Il avait d'ailleurs un exemple dans Kotlarevsky et son "Ode au Prince Kourakine". Nous devons avouer que l'administration russe de la Petite-Russie était bien différente de celle qui la suivit. Elle se choisissait parmi de grands seigneurs qui n'avaient plus leur fortune à faire, et qui souvent avaient de domaines et des parentés dans le pays. Ce même prince Alexis Kourakin était aussi bienfaisant et généreux dans ses domaines de Kharkow [Kharkiv] que fastueux à Paris, lorsqu'il donna son bal célèbre à Napoléon Ier.

Son successeur, le prince Nicolas Repnine, petit-fils du dernier hetman Razoumovsky et héritier de ses immenses domaines, était tellement ukrainien de coeur qu'il avait suscité les soupçons de la police. On disait qu'il voulait faire renaître l'hetmanat en sa faveur.

Dans la même sphère aristocratique de l'Ukraine devait naître un romancier, le père de notre roman, Hryhory Kwitka [Kvitka] (1778-1834) qui, sous le pseudonyme d'Osnovianenko, nous laissa de charmantes nouvelles, tirées de la vie du peuple. Il a précédé dans ce genre George Sand, les Dorfegeschichte de Auerbach et les chefs-d'oeuvres de Tourguenieff. Son principal roman, "Maroussia", est une oeuvre de sensibilité sincère et exquise. On la lit avec émotion encore aujourd'hui.

D'autres, "La sorcière de Konotop", "Oxana", "L'amour sincère", etc., nous montrent une pureté de sentiment, un amour du peuple basé sur un humanitarisme hérité de Skovoroda, joints à une grande religiosité personnelle. C'est en vain que nous y chercherions un sentiment de révolte contre les abus sociaux, la farouche puissance d'un Gorki ou d'un Vynnytchenko Kwitka [Kvitka] était de son temps, il resta toujours dans les bornes d'un conservatisme "éclairé".
Beaucoup d'Ukrainiens lui en font un reproche, comme de son loyalisme.

Ses "Lettres à mes chers compatriotes" ont été fortement critiquées. Mais nous ne devons pas oublier son patriotisme, l'amour de son pays et de sa langue. "Nous devons, écrivait-il à Maksymovytch, humilier et imposer silence à ces étrangers qui veulent nous prouver hautement que l'on ne doit pas écrire dans la langue que parlent 10 millions d'hommes, qui a sa force, ses beautés impossibles à traduire dans une autre langue, ses tournures de phrases, son humour, son ironie..." "J'ai prouvé, écrit-il ailleurs, que la langue petite-russiennne peut émouvoir."

Les mêmes sentiments furent exprimés par Lev Borovykovsky, un représentant typique du romantisme, auteur de plusieurs ballades dans le genre de celles de Joukovsky et traducteur de Pouchkine et de Mickiewicz. Eugène Hrebinka (1812-1848) a laissé une trace plus importante dans notre littérature, ses "Proverbes" sont de vraies perles. Il a fait paraître aussi un recueil de nouvelles "L'Hirondelle" (Lastivka) en 1841, à Pétersbourg.

Metlynsky et Kostomarov, à côté de leurs oeuvres scientifiques si connues, ont écrit des poésies qui ne sont pas dépourvues de valeur, comme celles de Victor Zabilo (1869), Mykhailo Petrenko, Olexa Tchoubinsky, Mykhailo Makarowsky et autres écrivains de l'époque.
La littérature ukrainienne moderne était créée. Nous y voyons un phénomène assez naturel et fréquent : l'apparition de la vie littéraire d'un peuple à la suite de l'abolition de sa vie politique. La revanche de la vérité et de la vie sur un décret de mort impuissant forgé dans un rêve de bureaucrate. Les forces vitales, le charme ensorcelant de l'Ukraine [Oukraïne] avaient triomphé.

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(A suivre sur le lien ci-dessus, en particulier Chevtchenko, Ivan Franko ...)
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